1.3. La réalisation des entretiens

L’écoute attentive du discours de l’interviewé et l’attitude bienveillante de l’enquêteur sont certes nécessaires à la réussite d’une enquête par entretien, mais ne suffisent pas à établir une méthodologie d’entretien. En effet, plusieurs paramètres interviennent lors de la production discursive de l’interviewé. A. Blanchet et A. Gotman (1992) distinguent trois niveaux hiérarchiques de paramètres qui dictent les principes de fonctionnement de l’entretien. Ces paramètres sont : l’environnement matériel et social, le cadre contractuel de la communication et les interventions de l’enquêteur. Ces trois paramètres ont une portée d’autant plus significative que l’entretien est perçu comme un lien social, une situation d’interlocution et un outil de recherche.

L’heure de l’entretien, le lieu, et les caractéristiques socio-économiques sont autant d’éléments qui déterminent, en partie, le déroulement et donc la réussite de l’entretien. Tout entretien se déroulant à un moment précis par rapport à la séquence des actions quotidiennes des enquêtés, il importe de tenir compte de l’influence possible des situations antérieures à l’entretien sur le discours de l’interviewé421. L’importance du facteur temps dépend du sujet. Par exemple, pour étudier le phénomène de l’ennui des femmes, M. Huguet (1976)422 faisait ses entretiens entre 14h30 et 16h, tranche horaire correspondant à un moment où l’ennui semble effectif.

Les lieux et les positions occupées par les partenaires de l’entretien ont des significations sociales qui peuvent influencer sur le comportement et le discours de l’interviewé. Ainsi, le contenu et le style du discours produits par l’interviewé risquent fort d’être différents selon le cadre spatial et matériel de l’entretien423.

La distribution des acteurs, enquêteur et interviewé, concerne leurs caractéristiques physiques, socio-économiques et démographiques. On retrouve aussi la prégnance de ces caractéristiques - sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, référence culturelle, etc. - dans la situation d’enquête par questionnaire. De même, chacun de ces facteurs influe sur la conception que l’interviewé pense devoir jouer dans l’entretien. Selon les situations sociales des acteurs, la production discursive est plus ou moins facile.

Le groupe social d’appartenance des partenaires (la proximité sociale) constitue un facteur déterminant qui, selon les cas, facilite ou tend à inhiber la production discursive de l’enquêté. Quel que soit son statut social, l’enquêteur doit se garder de son quant-à-soi social et se conformer le plus possible aux habitudes et aux modes de présentation de la couche sociale de l’interviewé. S’appuyant sur ses propres expériences de terrain, D. Bertaux (1997) affirme que le plus difficile n’est pas tant de bien mener l’entretien que de parvenir à créer une situation d’entretien. De là, il propose un ensemble de solutions adéquates à des difficultés relatives à la recherche d’informateurs, à la préparation et à la conduite de l’entretien, difficultés auxquelles un chercheur pourrait être confrontées avant et au cours des entretiens (voir D. Bertaux (1997), chapitre 4).

Pour J. Guibert et G. Jumel (1997), « la situation d’entretien est une situation déséquilibrée » en ce sens que chacun des interlocuteurs à un objectif propre. L’objectif de l’enquêteur est instrumental car il cherche à obtenir un entretien réussi alors que celui de l’interviewé est relationnel puisqu’il cherche à se faire comprendre. Le principe fondamental, pour l’enquêteur, est de s’adapter avec souplesse à la personnalité de son interlocuteur et aux circonstances particulières de la situation d’entretien pour éviter d’engendrer des effets inducteurs qui risquent de biaiser l’information recueillie.

La situation et le contexte de l’entretien sont d’une importance capitale dans la mesure où la dimension verbale de l’interaction influe de façon déterminante sur la structuration et le contenu du discours. Ainsi, toutes les expressions non verbales du corps - regards, son et tonalité de la voix, postures, sudations, mimiques, etc. - sont perçues par l’interviewé comme des messages qu’il interprète alors à sa manière. Cette interprétation est non seulement source de brouillage comme dans toute situation d’enquête mais elle peut également conduire à une perte d’information considérable (M.-O. Gonseth et N. Maillard, 1987).

L’entretien est un événement singulier qui met en relation (face-à-face) deux personnes aux caractéristiques et représentations souvent différentes - situations socio-économiques, statut social, idéologie - qui influence le contenu du discours. On peut ainsi assister, de la part de l’interviewé, à des changements éventuels d’opinion, à des résistances de dévoilement, dissimulation ou de transformation d’informations pour tenter de répondre aux attentes de l’enquêteur. L’interviewé confie à son interlocuteur ce qui a constitué la trame de son existence. Ainsi, la récolte d’un récit de vie apparaît avant tout « comme le fruit d’une rencontre entre deux personnes » (A.-N. Perret-Clermont et P. Rovero, 1987).

Les caractéristiques de la situation d’entretien doivent être prises en compte pour comprendre la dynamique et les processus en jeu dans l’entretien en particulier les signaux non verbaux qui échappent parfois à la conscience des acteurs en présence. Ces éléments non verbaux - gestes, intonations, les pauses qui les accompagnent - structurent implicitement le discours et construisent l’intersubjectivité qui conditionne l’échange verbal. Enfin, A.-N. Perret-Clermont et P. Rovero (1987) évoquent les enjeux affectifs qui naissent dans toute rencontre et qui ont un impact sur la relation entre les interlocuteurs et sur la production discursive. La perception qu’à l’interviewé de l’enquêteur et de la finalité de l’échange influence la forme et le contenu de son récit mais cette perception est vouée à évoluer au cours de l’interaction avec son partenaire.

Les premiers contacts entre l’enquêteur et l’enquêté se caractérisent par l’existence de préjugés mutuels (représentations et croyances) quant aux enjeux et objectifs de l’entretien. L’enquêteur a donc le devoir d’expliquer clairement les motifs et l’objet de sa demande d’interview et d’autre part de clarifier le cadre général de l’entretien, à savoir le type d’acte attendu - définition des frontières à l’intérieur desquelles, l’interviewé produit de manière autonome son discours -, les thèmes à explorer et les conditions (ou paramètres) de l’entretien - lieu et durée estimée de l’entretien, enregistrement -. L’enquêteur doit être le garant de ce contrat de communication établie et qu’il doit maîtriser tout au long de l’entretien et ce d’autant plus que l’on sait que le jeu de l’entretien repose essentiellement sur la présence ou l’absence d’un guidage thématique.

La relation établie entre les interlocuteurs est déterminante car elle conditionne la communication et la qualité de l’information produite. Dès lors, l’enquêteur doit maîtriser ses attitudes et faire montre d’une écoute attentive et intéressée et d’interventions opportunes. Les modes d’intervention sont constitués des stratégies d’écoute et de stratégies d’intervention de l’enquêteur dans l’optique d’obtenir un discours cohérent et pertinent sur le sujet de la recherche.

L’écoute attentive est une activité de diagnostic qui permet à l’enquêteur d’acquérir des indices en vue de préparer ses prochaines interventions. Celles-ci consistent à orienter le discours de l’interviewé dans le double sens de l’inscrire dans le cadre du thème traité et de le rendre facilement interprétable - car le contexte du discours est connu -. Ces stratégies d’écoute sont d’autant plus efficaces qu’elles sont guidées par les hypothèses de l’enquêteur.

Les interventions sont de divers types qu’il convient de connaître ainsi que leurs impacts respectifs sur le discours produit par l’interviewé. Les techniques d’intervention, les relances, les consignes et les contradictions, visent à obtenir un discours linéaire et structuré de l’enquêteur. Chacune d’elles produit des effets spécifiques sur la production discursive de l’interviewé. Les relances sont des interventions subordonnées au dire antérieur de l’interviewé. Elles tendent à favoriser une rétroaction de ce dernier sur son propre discours et l’invitent (l’interviewé) à exploiter davantage ses opinions en développant le fragment de son discours mis en question par l’intervention de l’enquêteur424.

Les consignes sont des interventions qui visent à définir les thèmes du discours de l’interviewé. Elles jouent un rôle essentiel dans l’entretien car elles délimitent les champs des réponses discursives permettant ainsi d’éviter les discours prolixes, inarticulés et incohérents. On distingue la consigne initiale ou inaugurale qui marque le début de l’entretien et les consignes suivantes qui introduisent chacune une nouvelle séquence thématique.

Les contradictions sont des interventions qui s’opposent au point de vue de l’interviewé et qui visent à contraindre celui-ci à expliciter et à soutenir l’argumentation de son discours. Ce type d’intervention est peu souhaitable car elle risque de transgresser le cadre spécifique de l’entretien, qui veut que le discours produit par l’interviewé soit autonome et abrupte de toute influence.

Les entretiens de recherche sont caractérisés par une interaction permanente entre le discours de l’interviewé et les interventions de l’enquêteur qui cherche à obtenir un discours pertinent. Le type d’intervention dépend du mode discursif mais aussi de la formation et de l’expérience de l’enquêteur - en termes de pratique d’entretien -.

D’une manière générale, les discours produits par entretien sont des discours d’assertion dont l’objectif est de faire part à l’enquêteur un état de chose ou une opinion tenue pour être vraie. D’après A. Blanchet et A. Gotman (1992), il existe trois types de discours assertifs425 :

Les effets de relances sont différents selon le type de discours. Les interventions réitératives, déclaratives et interprétatives de l’enquêteur ont des conséquences selon le type de discours mais elles contribuent toutes à la constitution d’un discours linéaire et structuré (A. Blanchet et A. Gotman, 1992). Les réitérations manifestent de la part de l’enquêteur, une écoute sensible et attentive de l’exposé des pensées ou des faits et une demande d’explicitation. Elles permettent de relancer vigoureusement les discours d’opinions et sont donc très adaptées à ce type de discours. Mais elles peuvent avoir des conséquences néfastes telle que la production d’un discours hésitant lorsqu’elles s’appliquent à des récits d’expérience.

Les déclarations sont des interventions qui visent théoriquement à aider l’interviewé à produire un discours plus complet et plus structuré. Elles sont de deux types :

Les interprétations confirmatives ont des effets de consentement alors que les interprétations infirmatives entraînent des effets de résistance qui obligent parfois l’interviewé à rétablir une certaine cohérence de la chaîne causale de son discours.

Les interrogations ont pour fonction de susciter un registre discursif au thème exploré. Un nombre élevé de questions peut rompre la logique et la linéarité du discours de l’interviewé et d’autre part être assimilé à un interrogatoire. Le schéma suivant synthétise les paramètres de l’environnement d’un entretien.

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Schéma 2 : les paramètres de la réalisation d’un entretien

La portée de l’entretien dépasse la seule dimension descriptive et réside essentiellement dans le fait de faire parler le sujet sur le thème en question. Ensuite, « il appartient au sociologue (et à tout éducateur libéral) de traduire perpétuellement les épreuves personnelles en enjeux collectifs, et de donner aux enjeux collectifs leur riche dimension humaine. Il lui appartient de faire preuve, dans son travail et dans sa vie (car c’est un éducateur), de cette forme particulière d’imagination sociologique 426 » (C. W. Mills, 1967, p. 198). Cette citation illustre bien le rôle déterminant du chercheur qui doit inscrire son analyse des faits expériencés dans le contexte général de l’espace social. En effet, les expériences personnelles, quelle que soit leur nature, se caractérisent par leur singularité, leur situation dans le temps et dans l’espace social et peuvent permettre ainsi de cerner les enjeux d’une collectivité.

C’est dire l’importance de l’analyse qui doit - et qui a pour finalité de - permettre effectivement de décrypter ces enjeux collectifs. Nous exposons, dans ce qui suit, les différentes techniques possibles d’analyse et d’interprétation des discours, en insistant davantage sur celle que nous avons retenue pour notre étude.

Notes
421.

La programmation de la date et de l’heure d’un entretien peut ne pas être favorable au bon déroulement de celui-ci. Dans ce cas, l’influence du paramètre temps peut être partiellement réduite ou totalement gommée par la volonté des partenaires à s’abstenir des situations antérieures à l’entretien.

422.

M. Huguet [1976]. « Réflexion sur ‘l’approche clinique’ en psychosociologie », Bulletin de Psychologie, 322, pp. 450-456.

423.

Il est difficile de construire une typologie opérationnelle dans la mesure où les environnements et les situations ainsi que leurs combinaisons sont impossibles à définir. Toutefois il importe, pour chaque sujet spécifique, de faire en sorte que les facteurs environnements ne biaisent pas la production discursive de l’interviewé.

424.

Il existe plusieurs types de relances qui dépendent du genre de discours - modal ou référentiel - et du type d’intervention de l’enquêteur - réitération, déclaration, interrogation -. L’enquêteur dispose d’un éventail de choix assez large. A. Blanchet et A. Gotman distinguent six types de relances qui résultent du croisement de l’acte de langage accompli par l’enquêteur - réitération, déclaration ou interrogation - et l’instance discursive visée - registre référentiel ou registre modal -. Le registre référentiel correspond à l’identification et à la définition de l’objet dont parle l’interviewé tandis que le registre modal est celui de la croyance ou du désir de l’interviewé à l’égard de la référence. Les six types de relances sont l’écho, la complémentation et l’interrogation référentielle pour le registre référentiel, le reflet, l’interprétation et l’interrogation modale pour le registre modal. Nous invitons le lecteur intéressé à consulter l’ouvrage de A. Blanchet et A. Gotman (1992), L’enquête et ses méthode : l’entretien, op. cit., pp. 80-84. Les auteurs donnent une définition succincte de chaque type de relance avec des exemples à l’appui.

425.

Ces auteurs affirment que les modes de discours dépendent du thème et de la position de l’interviewé par rapport à ce thème (familiarité du thème) et sont repérables par les styles, grammatical et sémantique, utilisés.

426.

Cet auteur définit l’imagination sociologique comme étant l’étude de l’« histoire et (de la) biographie, et les rapports qu’elles entretiennent à l’intérieur de la société ». Tous les individus, d’une génération à l’autre, écrivent une biographie dans une séquence historique donnée ; chacun participe « à la formation de cette société et à son histoire » en même temps qu’il est le produit de cette société et de son histoire (C. W. Mills [1967]. L’imagination sociologique, traduit de l’américain par P. Clinquart, Maspéro, Paris, 229 p., p. 10).