1.4. Les techniques d’analyse et d’interprétation des discours

Pour B. Bensoussan et H. Pommier (1991), le récit ne doit pas être considéré comme un témoignage précieux et rare, qui ne requiert aucune dénaturation. Selon ces auteurs, le récit subit souvent des « naturalisations successives » opérées par le chercheur qui oublie les raisons du discours dont il a contribué à la production dans des conditions où la neutralité supposée n’est qu’illusoire. La première naturalisation consiste à dissimuler les conditions mêmes de la recherche en confondant objet et terrain et en déniant toute part active du chercheur. La seconde est de considérer l’acteur comme témoin d’un temps passé dont il incarne. Le chercheur occulte tout ce qui ne concerne pas la période spécifiée, en particulier l’actualité des rapports de l’acteur au monde, « comme s’il avait cessé de vivre dans notre société, comme si pour lui l’histoire avait pris fin » (p. 15). La dernière est la transformation ou la naturalisation d’un récit en une histoire de vie en oubliant les conditions d’énonciation. Tous ces écueils, qui jalonnent le recueil et l’analyse des récits de vie, militent en faveur d’une plus grande vigilance à l’égard de ce matériau oral.

Dans le même ordre d’idées, J. Copans (1974) considère l’histoire de vie comme un simple matériau brut qui exige que l’ethnologue produise du sens à travers une analyse rigoureuse des données recueillies tout en indiquant les limites de leur signification objective. Deux écoles d’interprétation des documents biographiques sont recensées en Pologne (Y. Chevalier, 1979) : la recherche d’un témoignage d’une expérience vécue par le sujet servant d’illustration de propositions théoriques formulées ex ante par le chercheur et une analyse quantitative qui utilise un grand nombre de biographies visant à dégager d’abord des résultats statistiques pour ensuite rassembler des morceaux de recueils biographiques sélection pour leur valeur expressive. Il propose de bien distinguer le texte biographique du témoignage d’informateur qui « vise à compléter une observation, à préciser le sens d’une attitude, la valeur et la signification sociale données, dans un contexte défini, à un comportement ou une conduite » (p. 89).

Bien que pouvant servir de complément à une observation, le texte biographique se situe à un autre niveau car il cherche à saisir la perception qu’ont les acteurs de leur espace social et de dépasser le cadre formel d’une institution ou d’un phénomène donné. Il s’agit ici d’enquêtés échantillonnés pour être représentatifs de l’objet étudié. « Les matériaux ainsi recueillis sont alors considérés comme données sociologiques, partiellement quantifiables, susceptibles d’une interprétation ou d’une analyse à la fois longitudinale et transversale » (p. 90). J. Poirier et S. Clapier-Valladon (1980) attirent l’attention sur une erreur fondamentale à éviter à tout prix, erreur qui consiste à se suffire d’une seule source d’information qu’est la population de l’enquête. Ils préconisent le recours à la recherche documentaire et à l’analyse critique.

L’ouvrage de J. Poirier et al. (1983) propose des recettes pour l’organisation, la transcription, la codification et le traitement des données biographiques. Il suggère une transcription immédiate et une analyse à chaud des entretiens de sortes à pouvoir construire progressivement le modèle et d’améliorer le questionnement par l’intégration de résultats dans le canevas d’entretien évolutif déterminant ainsi le choix des personnes à interviewer ultérieurement. L’objectif de l’analyse n’est pas d’extraire toutes les significations qu’il peut contenir mais seulement de choisir celles qui semblent pertinentes pour l’objet de la recherche.

Quant à P. Lejeune (1980), il distingue trois systèmes de transcription :

M.-O. Gonseth et N. Maillard (1987) insistent sur le caractère profondément arbitraire de la production et de la transcription de l’entretien et affirment qu’en remaniant le discours recueilli, nombre d’auteurs « cherchaient à entretenir l’illusion d’une transcription scrupuleuse des entretiens réalisés ; un tel respect de l’énoncé, qu’il soit réel (fragments d’entretiens adaptés et mis bout à bout) ou fictif (procédé réaliste) contribue selon nous à occulter un élément fondamental de la production d’un récit de vie, à savoir qu’il est essentiellement aléatoire, puisqu’il s’agit d’une version parmi tant d’autres, allusive et interprétative, dans laquelle interviennent constamment des critères de sélection, de focalisation, d’approximation, de simplification, etc. » (p. 34). Pour eux, la crédibilité d’un discours recueilli réside dans la prise en compte de son caractère hésitant et vulnérable car le propre de la production et de la transcription d’un discours est leur caractère essentiellement arbitraire.

Le récit n’est pas un produit fini, mais bien un matériau, une matière première qui sert de base à un travail d’interprétation. L’interprétation du matériau biographique ne peut être univoque à cause de l’existence de plusieurs niveaux d’expressions et de réalités différents. Ce qui justifie la multiplicité des lectures possibles d’un texte biographique, chacune pouvant se situer à un niveau d’appréhension d’une même réalité à la fois personnelle et sociale. A. Selim (1972)427 propose trois lectures possibles :

Les hypothèses et le modèle construit ont un statut d’une interprétation plausible plutôt que d’une explication stricto sensu des phénomènes observés. La comparaison, s’effectuant au travers d’un changement de terrain, demeure le meilleur moyen de consolider et d’accroître la portée potentielle d’une interprétation. Les résultats d’entretiens de récits de vie prennent une valeur de généralité lorsque l’on est en présence manifeste de récurrences et de saturation progressive du modèle élaboré. Autrement dit, lorsque les données recueillies n’apportent plus guère de « valeur ajoutée » ou de contribution à la connaissance de l’objet étudié.

A.-N. Perret-Clermont et P. Rovero (1987) insistent sur le danger de centrer l’analyse du sens du discours sur des déterminations extérieures et dénoncent implicitement les cadres interprétatifs qui reposent uniquement sur les approches théoriques. En effet, disent-ils, ces « approches théoriques qui, en vertu de systèmes de significations dont elles se croient maîtresses, enferment par avance les significations exprimées par l’individu dans un ensemble fini d’interprétations possibles qui ne sont en fait pas nécessairement partagées par la personne concernée ». Ils ajoutent en note que ces postulats de processus autoexplicatif sont « un instrument subtil de domination intellectuel aux mains » du chercheur qui les utilise pour expliquer les conduites d’autrui. Dans leur perspective, l’histoire de vie se présente comme un artefact de la rencontre, c’est-à-dire un produit co-fabriqué par les partenaires et dont l’interprétation doit nécessairement être le fruit de leur interaction dans le contexte de leur rencontre. Nous déduisons de la lecture de ces auteurs que l’histoire de la (ou des) rencontre(s) des partenaires déterminent l’histoire de vie qui recouvre ainsi plusieurs significations non réductibles aux seuls schémas théoriques existants.

Les registres théoriques d’analyse possibles et plausibles sont nombreux. L’analyse des discours consiste d’une part à donner un sens au corpus, le corpus étant constitué par l’ensemble des discours produits par l’enquêteur et l’interviewé et d’autre part à confronter les hypothèses aux faits. Les discours peuvent être analysés sous deux angles :

L’enjeu majeur des récits de vie réside dans le fait qu’ils permettent de constituer la réalité sociale à partir de l’expérience personnelle ou collective des acteurs sociaux. Cependant, il faut tenir compte du fait qu’on n’a pas directement accès à l’expérience réelle du sujet mais à un discours (C. Chabrol, 1983). Il importe ainsi de faire un travail d’élaboration et d’interprétation au cours et a posteriori de la production discursive.

C. Chabrol (1983) critique l’analyse de contenu qu’il qualifie de « méthodologie molle » en ce sens qu’elle réduit les textes à la seule dimension de l’énoncé (le dit) et élude tout le processus énonciatif ainsi que les marques d’interactions interlocutoires propres au texte manifeste des entretiens. Ainsi, extraire des citations de propositions dans un corpus d’entretien, dans le but d’illustrer une démonstration, sans prendre en compte le contexte effectif, situationnel et textuel engendre inéluctablement des changements de signification très importants. Il préconise d’utiliser les sciences du langage - linguistique, sémiotique, pragmatique - pour l’analyse des discours car elles permettent « de rendre compte d’abord et avant tout de faits langagiers discursifs considérés comme des pratiques sociales autonomes réelles ; les pratiques sociales discursives, et non de celles qu’elles seraient censées manifester (des significations extra-langagières) » (p. 84).

La production du sens dépend de la méthode d’analyse utilisée et des objectifs de la recherche. Le sens des discours d’entretien n’est pas donné a priori. Il résulte de la lecture du chercheur, laquelle est orientée par les objectifs de sa recherche. On distingue ainsi une pluralité de lectures selon l’objectif de la recherche et les présupposés théoriques qui les sous-tendent. « Chaque lecture, chaque analyse, extrait donc du même texte un sens différent selon les hypothèses engagées. Le choix du type d’analyse de contenu, comme le choix du type de collecte, est subordonné aux objectifs de la recherche et à sa formulation théorique. Il s’effectue donc dans la phase de préparation de l’enquête, en liaison avec la formulation des hypothèses. L’analyse de contenu n’est (donc) pas neutre. En tant qu’opérateur de production des résultats, elle représente l’ultime étape de la construction de l’objet. Les différentes analyses de contenu seront donc envisagées sous l’angle de leurs présupposés théoriques et dans leur cadre d’utilisation spécifique» (A. Blanchet et A. Gotman, 1992, p. 94).

A. Blanchet et A. Gotman (1992) distinguent plusieurs types d’analyse de contenu selon le mode de découpage du corpus retenu430 : l’analyse par entretien, l’analyse thématique, l’Analyse Propositionnelle du Discours (APD) et l’Analyse des Relations par Opposition (ARO).

L’analyse entretien par entretien a pour but de déterminer la logique du monde référentiel décrit par rapport aux hypothèses d’études. Elle repose sur l’hypothèse que chaque entretien est spécifique et porteur d’un processus psychologique ou sociologique. Elle permet de déceler et donc d’étudier le mode de production des processus clinique, cognitif ou biographique. Le mode de découpage est différent d’un entretien à l’autre et l’unité de découpage est le fragment de discours ayant signification.

L’analyse thématique consiste à mettre en exergue la cohérence thématique qui existe entre les différents entretiens. Elle s’appuie sur des rubriques thématiques. Chaque thème représente un fragment de discours et est défini par une grille d’analyse (ou grille de lecture). Chaque grille d’analyse constitue un outil explicatif qui sert à produire des résultats. Elle permet ainsi l’utilisation de modèles explicatifs de représentations et de pratiques - et non de l’action. Le mode de découpage est transversal et invariable d’un entretien à l’autre et l’unité de découpage est le thème.

Toutefois, la différence entre ces types d’analyse doit être relativisée. En effet, on peut assimiler les fragments de discours significatifs aux thèmes. Dans ce cas, l’analyse par entretien consiste à parcourir les thèmes abordés par chaque interviewé séparément pour en faire ensuite la synthèse. Ainsi, R. Ghiglione et B. Matalon (1978)431 parlent d’une analyse thématique « verticale », par opposition à l’analyse thématique « horizontale » qui relève les différentes formes qui, d’un entretien à l’autre, se référent au thème432. Il importe dans l’analyse thématique de dégager les contradictions, les similitudes, les nuances et les particularismes de sortes à faciliter la différenciation typologique des auteurs des récits de vie.

La définition des thèmes et la construction de la grille de lecture reposent sur les hypothèses descriptives de la recherche, éventuellement reformulées voire reconsidérées après une lecture des entretiens433. Les thèmes sélectionnés en définitive servent de cadre stable de l’analyse de l’ensemble des entretiens. A l’instar du canevas d’entretien , la grille d’analyse doit autant que possible être organisée en thèmes principaux et secondaires pour faciliter la désagrégation de l’information et la séparation des faits et des significations, ce qui permet de faire des interprétations crédibles.

Après avoir identifié les thèmes et items et construit la grille d’analyse, il reste à découper et à classer les énoncés suivant les thèmes spécifiés. Chaque énoncé est une unité de signification dont la complexité et la longueur sont variables. L’analyse thématique permet d’envisager plusieurs types d’interprétations - par exemple, analyse des variations relatives à un thème au sein du corpus - et d’élaborer des typologies qui sont le résultat d’agrégation de personnes à partir d’un raisonnement434.

L’Analyse Propositionnelle du Discours (APD) et l’Analyse des Relations par Opposition (ARO) sont des techniques d’analyse de contenu qui procèdent par un mode de découpage et de codage reposant sur la structure syntaxique et sémantique du discours. Ces techniques, formalisées par des théories de la signification, sont des procédures standardisées et systématiques qui, par le retard de la phase d’interprétation proprement dite, renforcent le processus d’objectivation. Elles contraignent l’analyste à faire davantage de projection et d’induction objectives et contrôlées.

La méthode de l’APD repose sur l’hypothèse que les discours sont des indices de la construction du monde référentiel des interviewés. L’APD utilise les outils de la sémantique et de la psychologie cognitive pour arriver à reconstituer l’image du monde des locuteurs à partir des relations que le discours établit entre les objets (à l’intérieur des propositions) :

Le codage nécessite cependant un minimum d’interprétation. L’APD repose sur les deux principes suivants :

La méthode ARO, mise au point par H. Raymond (1968)436, repose fondamentalement sur l’analyse structurale des récits. Elle suppose l’existence d’une relation (correspondance) entre les éléments d’un système pratique et les éléments d’un système symbolique ; la structuration de cette relation en opposition, comme étant constitutive de la fonction symbolique. Cette méthode reconnaît ainsi « à la parole l’un de ses caractères fondamentaux qui est d’être une actualisation constante de symboles »437. L’ARO est donc une technique qui révèle les relations de signification entre les signifiants (les objets spécifiés) et les signifiés - ce que le locuteur dit à propos de ces objets - qui s’opposent terme à terme.

Le mode de découpage sémantique de l’énoncé, constituant la première étape, s’effectue soit à partir d’un lexique thématique, soit à partir d’une relation de signification par opposition entre le signifiant et le signifié. Ce travail de découpage, n’a rien de mécanique et requiert une lecture très analytique et relativement long du texte. Ce type d’analyse informe sur la structure des phénomènes en même temps qu’elle permet de saisir le cliché, l’instantané du locuteur ainsi que le fragment d’un univers commun.

L’application de cette méthode exige l’existence d’une relation stable entre les éléments pratiques et les éléments symboliques. Qui plus est, le chercheur doit faire plusieurs lectures attentives avant de repérer la relation par opposition. L’ARO est donc une technique qui n’est pas facile à mettre en oeuvre car, selon A. Blanchet et A. Gotman (1992), « il arrive cependant que la relation par opposition exige, pour être complétée, de prendre en compte des énoncés dispersés sur plusieurs pages. Le lecteur, alerté par l’identification des premiers éléments, poursuit la lecture en attendant les éléments correspondants » (p. 113). Ainsi, pour pouvoir appliquer cette méthode, il demeure nécessaire d’adopter un processus similaire lors de la conduite des entretiens de sortes à utiliser les éléments de la relation identifiée présents dans un énoncé antérieur pour relancer et ainsi obtenir des informations complémentaires. Le schéma ci-dessous présente les différents types d’analyse d’un entretien de recherche.

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Schéma 3 : les types d’analyse d’un entretien de recherche

Tous les entretiens de récits de vie ont analysés à partir de la méthode thématique. Les résultats de ces analyses thématiques ont été discutés dans le second chapitre de la première partie de la thèse.

Notes
427.

A. Selim [1972]. Immigrés dans l’autre Amérique : autobiographies de quatre Argentins d’origine libanaise, Plon, Paris, 554 p.

428.

A. Selim (1972), op. cit., p. 100-101.

429.

Compte tenu de notre domaine d’étude, la socio-économie, nous ne parlons ici que des méthodes d’analyse de contenu. Pour avoir des éléments bibliographiques concernant l’analyse linguistique nous vous suggérons de voir R. Ghiglione et B. Matalon (1978), C. Chabrol (1983) et R. Ghiglione et A. Blanchet (1991), op. cit.

430.

Les auteurs suggèrent de travailler à partir des textes écrits qui résultent de la transcription littérale des discours et non à partir des enregistrements (analyse à l’écoute) car ces derniers ne facilitent pas les procédures effectives de production des résultats.

431.

R. Ghiglione et B. Matalon [1978]. Les enquêtes sociologiques : théories et pratique, Armand Colin, Paris, 301 p.

432.

Nous avons construit, pour notre étude du comportement financier des immigrés maliens et sénégalais résidant en Europe, une grille d’analyse thématique selon la logique à la fois verticale et horizontale pour mieux rendre compte simultanément de chacun des cas individuels (cohérence singulière) et aussi des dimensions transversales (cohérence thématique). Voir S. A. Dieng (1998b), op. cit.

433.

Pour les enquêtes à but exploratoire, les rubriques thématiques ne sont pas définies a priori. Elles sont définies après lecture du corpus et en fonction de la problématique et des hypothèses de recherche.

434.

On peut aussi avoir des typologies à partir de l’analyse par entretien, dans ce cas le type reconstruit résulte d’une synthèse horizontale et verticale des thèmes.

435.

Voir l’exemple traité par A. Blanchet et A. Gotman (1992), op. cit., p.103. Les auteurs décrivent la procédure d’analyse et les différents matériaux de cette méthode. Pour de plus amples informations relatives à cette méthode, le lecteur peut voir Analyse de contenu et contenus d’analyses, de R. Ghiglione et A. Blanchet (1991), op. cit., pp.38-72.

436.

H. Raymond [1968]. « Analyse de contenu et entretien non directif : application au symbolisme de l’habitat », Revue française de Sociologie, IX, pp. 167-179.

437.

H. Raymond (1968), op. cit., p. 178.