Il nous faut, avant toute chose, définir ici ce que l’on entend par le terme ’ville moyenne’. En règle général, ce qualificatif est octroyé en faisant référence à une taille de population par rapport à la population globale. Cependant, comme le souligne Joseph Lajugie (cité par Derycke, 1979 : 41), il est difficile d’enfermer dans des limites démographiques rigoureuses la catégorie ’villes moyennes’. Si par définition même, un seuil inférieur doit les distinguer des petites villes et un plafond des plus grandes, ces limites sont forcément arbitraires et variables en fonction des pays. En France, les services officiels varient entre plusieurs seuils : 30 000 à 200 000 habitants selon la datar, 20 000 à 100 000 selon le Ministère de l’Equipement (Derycke, 1979) et de 20 000 à 200 000 selon l’insee. Dans les grands pays d’Amérique Latine, la ville moyenne désigne une agglomération de 100 000 à 250 000 habitants, tandis qu’en Afrique Noire les limites sont de 20 000 à 100 000 dans les pays qui ne sont pas trop fortement peuplés. Il est aujourd’hui bien clair que ’les hiérarchies urbaines sont bien plus complexes que ne le suggèrent les distributions statistiques et la simple classification des localités par taille’ (Bertrand et Dubresson, 1997 : 320). La taille de la ville, bien que parfois combinée à son poids économique, est donc une notion très relative.
Par contre une réalité moins équivoque est le fait que pendant longtemps, les villes petites et moyennes étaient perçues comme de simples échelons inférieurs au bas d’armatures urbaines pyramidales ; maillons situés entre grandes villes et localités villageoises, ni authentiquement ruraux ni franchement urbains, leur fonction essentielle était celle d’étape intermédiaire, de relais transitoire dans un processus uniforme et linéaire de passage du rural à l’urbain, des campagnes à la grande ville (Bertrand, 1993). Les activités y sont alors principalement administratives et commerciales. Dans les pays occidentaux, au début des années 50, la recherche d’une main-d’oeuvre nouvelle a amené de nombreuses grandes entreprises à y créer des unités de productions. Ceci a eu pour conséquence l’accroissement des populations de ces centres avec tout ce que cela peut supposer comme nouveaux besoins et nécessité d’adaptation des structures jusqu’alors satisfaisantes. Les villes de dimension moyenne ont alors pu constituer dans une large mesure en Europe, un maillon du développement régional même s’il existe des exceptions comme la France où l’identité et l’autonomie des villes moyennes, si on les compare à leurs homologues des pays voisins, ‘’sont oblitérés par une conception extraordinairement et exagérément hiérarchique du système urbain et de la gestion du territoire’’ (Brunet, 1997 : 16) - vision qui n’a pas permis à la décentralisation politique d’être une vraie décentralisation dans les faits.
Il en est relativement de même en Afrique, comme dans la plupart des pays du Tiers-Monde, où la ville moyenne est encore somme toute, une réalité assez récente. En effet, la macrocéphalie des armatures urbaines au profit des capitales d’Etat les a très longtemps occultées car au lendemain des indépendances, les responsables africains ont élaboré des plans de développement ambitieux fondés sur les grandes villes, notamment sur les capitales ’vitrines du développement’ ; ces plans ont privilégié, avec le soutien actif des bailleurs de fonds, les grands projets à caractère national au détriment des petits projets locaux, donc du développement local des villes petites et moyennes. La communauté scientifique a alors emboîté le pas et a longtemps privilégié l’étude des grandes villes. Cette tendance ne s’est inversée qu’au début des années 1980.
On constate en effet, au début de la décennie 80, un intérêt croissant pour les petites et moyennes villes au service du développement régional et local. Les responsables africains, les bailleurs de fonds (Banque Mondiale, pnud, Commissions des Communautés européennes, Coopération française, etc.) d’une part, et les chercheurs d’autre part, se tournent de plus en plus vers les centres urbains de taille modeste. L’intérêt que suscite à présent ce type de ville trouve son origine dans une série de facteurs. Un premier est l’échec répété des modèles de développement fondés sur les seules capitales et sur de grands projets nationaux difficiles à gérer. Deuxième facteur important, la crise urbaine caractérise aujourd’hui l’ensemble de l’Afrique au sud du Sahara. Elle trouve son origine dans une croissance exagérément rapide des villes qui aboutit au phénomène du gigantisme urbain. ’De Dakar à Luanda, de Lagos à Nairobi, on note partout la présence de capitales millionnaires qui renforcent toutes sortes de disparités régionales. Le constat est unanime : les grandes capitales sont incapables de promouvoir le développement général et harmonieux des pays africains dans les conditions actuelles’ (Nyassogbo, 1997 : 90). Mais, le catastrophisme qui découle de la vision des métropoles ne doit pas cacher la ressource éventuelle que constituent les villes secondaires (Courade, 1985).
Mais le constat par les Etats de cet état de fait est tardif, et la tendance ne s’inverse que consécutivement au tarissement de leurs sources financières et aux premiers plans d’ajustement structurel (pas) dont les effets sociaux désastreux sont connus. Un peu partout en Afrique, la précarité des ressources financières nationales conduit l’Etat à se désengager de la gestion des collectivités locales et à développer un discours volontariste prônant la décentralisation et la responsabilisation des collectivités territoriales, notamment des communes urbaines qui doivent désormais se prendre en charge.
Se référant aux théories qui se sont développées à partir d’études empiriques de pays du Tiers-Monde (telle que la théorie du développement endogène), la décentralisation est présentée comme la condition sine qua non de la croissance des villes secondaires et du développement de leurs arrière-pays ruraux. Il ne faut en effet pas négliger le fait que ce type de ville dispose d’une aire polarisée relativement importante et que ’son ancrage rural est toujours fort : elle respire au rythme de sa campagne qu’elle dessert par ses services, jouant le rôle de relais, de médiation - dans un sens comme dans l’autre - entre celle-ci et la grande ville, tant pour les hommes et les biens que pour les idées (...). La ville secondaire est le lieu de transit obligé des produits du terroir, celui où s’investissent aussi les bénéfices agricoles. (...) C’est le lieu par excellence des échanges villes-campagnes, symbolisé par un marché central permanent’ (Barbier, Delpech et Giraut, 1995 : 21). Dans son rôle de relais, la ville secondaire accueille le flux de migrants qui peuvent soit s’y fixer, soit repartir vers d’autres destinations, la capitale certes, mais aussi d’autres villes de même dimension. La société locale se compose alors d’individus provenant de divers espaces, avec tout ce que cela implique de diversité sociale et professionnelle.
Autant que les grandes, les agglomérations de plus petite taille ont des populations aux aspirations et aux besoins multiples. Mais, comparativement aux premières, les secondes manquent cruellement de ressources financières et disposent de moyens très précaires pour satisfaire des besoins parfois élémentaires de leurs populations. Les décentralisations, effectuées dans un contexte de crise, s’accompagnent rarement d’une délégation de moyens adéquats.
Ainsi, malgré la relative autonomie de gestion qui leur est consentie, ’la croissance et la dynamique des petites agglomérations sont aléatoires. Elles sont soumises aux forces économiques et géopolitiques régionales, nationales et internationales’ (Giraut, 1995 : 328). Elles dépendent également du rôle des acteurs locaux dont la marge de manoeuvre est relativement restreinte, et peuvent alors se situer dans l’anticipation et l’exploitation des potentialités agricoles et commerciales de l’arrière-pays. Grâce à leur ancrage rural, les villes secondaires permettent la poursuite d’activités agricoles ou l’exercice d’activités s’appuyant sur l’agriculture, base de repli dont disposent peu, ou pas, les habitants des grandes villes. Les villes secondaires se révèlent moins fragiles par temps de crise et s’avèrent souvent capables de résister plus longtemps. De plus, ’hormis le cas extrême des isolats en perdition, toute masse démographique génère une croissance (rares sont les villes dont la population diminue) et suscite un besoin de services de proximité qu’assurent à moindre coût le marché local et le secteur artisanal informel’ (Barbier, Delpech et Giraut, 1995 : 24).
Un autre élément peut entrer dans la marge de manoeuvre des agents locaux pour la dynamisation des villes secondaires, c’est l’exploitation des opportunités locales liées aux avantages de position. Avoir ce type d’avantage pour une ville serait par exemple d’être une étape routière, un chef-lieu administratif, un marché rural régional ou encore se trouver à proximité d’une frontière internationale (Giraut, 1995 : 328). Un peu partout dans le monde occidental on peut constater en effet, en présence d’une frontière, la formation d’espaces ’originaux’ entre les Etats qu’elle délimite. Selon Jean-Luc Piermay (1999), la frontière est un phénomène qui particularise la ville qu’elle traverse ; celle-ci en pâtit ou en profite selon les cas. Il faut noter que souvent, l’économie des villes de la frontière est basée sur l’exploitation qu’elles peuvent faire de ladite frontière et de ce qui existe au-delà. Il peut en effet se nouer entre les deux côtés, des relations d’échanges spontanés voire institutionnels, des échanges symétriques ou encore complémentaires.
La configuration que prend une zone frontalière dépend de la conception qu’ont les dirigeants et/ou la population de la frontière en question, de la manière dont elle a été initialement tracée puis acceptée ou tout au moins perçue. Ces éléments vont conduire à appréhender la frontière d’une manière plutôt que d’une autre. Comme nous le verrons plus loin, lorsque la frontière est définie comme une ligne, cette ligne-frontière va être le point de départ d’une approche privilégiant les territoires qui lui sont proches. L’idée est que sur ces territoires sera vérifiée une série d’effets directement liés à cet environnement spatial particulier.