S’il est aujourd’hui clair que dans la plupart des parties du monde, la fonction ligne-de-front de la frontière n’est plus d’actualité, cette dernière est encore l’expression de souverainetés nationales. En temps de paix, d’autres fonctions vont être progressivement attribuées aux limites des territoires nationaux, comme autant de manifestions de la souveraineté des Etats. Si l’on se réfère à une problématique régionale de la frontière développée par Guichonnet et Raffestin (1974), par ces fonctions, la frontière va devenir ’un moyen de la politique générale, utilisé dans des domaines très diversifiés, tour à tour pour inciter, stimuler ou interdire’ (Jeanneret et Maillat, 1981 : 5).
Les frontières rempliraient alors au moins trois fonctions principales :
Une fonction légale qui signifie qu’en deçà d’une ligne politique démarquée, voire seulement délimitée, prévaut un ensemble d’institutions juridiques et de normes qui règlent l’existence et les activités d’une société politique. La frontière délimite une aire territoriale à l’intérieur de laquelle s’applique le droit positif d’un Etat donné.
Une fonction fiscale qui a longtemps eu pour objectif, maintenant encore mais dans une moindre mesure en raison des efforts pour libéraliser les échanges, de défendre le marché national en prélevant des taxes sur les produits étrangers.
Une fonction de contrôle enfin qui a pour dessein de surveiller les hommes et les biens qui franchissent la frontière. Cette surveillance s’accompagne évidemment de mesures d’exclusion et d’interdiction : la frontière joue alors le rôle de filtre.
A travers ses fonctions, la frontière joue un rôle de traduction, de régulation, de différenciation et de relation. La limite est toujours la traduction d’une intention, d’une volonté, d’un pouvoir. Dans cette perspective, la frontière est trace, indice, signe et à l’extrême, signal. La limite traduit de l’information. En tant que traduction, la frontière assume, selon Raffestin (1992), une première fonction sociale. Les frontières de l’Europe communautaire avec les pays non membres seront ainsi ’chargées’ de toutes les informations de la communauté, et toute discordance par rapport à l’extérieur aura pour effet de déclencher tout l’appareil de contrôle. Dans ce cas, la frontière agira comme une ’membrane’ qui règle des échanges entre un territoire et son environnement. D’autre part, la limite est régulation dans la mesure où elle délimite une aire à l’intérieure de laquelle prévaut une autonomie relative pour ceux-là même qui l’ont instituée. Elle agit alors comme un commutateur qui ouvre ou ferme, permet ou prohibe. La limite est encore différenciation. Elle est fondatrice de différences qu’elle permet d’instituer ou de préserver. Aucune activité ne peut se passer de différences (ou à tout le moins, d’une certitude de différence). Enfin, la frontière est relation dans la mesure où elle juxtapose des territoires qui se confrontent, se comparent et se découvrent. Dans ces conditions, les relations peuvent être d’opposition, d’échange ou de collaboration.
Par ses fonctions la frontière va avoir des effets sur les régions qui l’entourent. Trois types principaux ont été identifiés, selon le degré de responsabilité du tracé même de la frontière dans leur survenue, par Raffestin, Guichonnet et Hussy (1975) qui les définissent de la manière suivante :
Un effet direct de la frontière qui pourrait être celui provoqué par le tracé de la ligne frontière, en tant que cause d’une réorganisation nécessaire pour faire face aux nouvelles conditions d’existence - les anciennes ayant été perturbées d’une manière sensible ou même complètement modifiées. Donc, un tracé ou une variation de tracé, en modifiant l’enveloppe spatio-temporelle d’une collectivité, va entraîner une réorganisation du champ relationnel pour faire face aux nouvelles conditions. Ainsi, par exemple, une ligne frontière, en désarticulant un système autrefois intégré, a pu provoquer des doublets fonctionnels qui ne se justifient que parce que la communication normale entre ces deux zones a été entravée sinon interrompue. L’effet direct aurait une portée territoriale variable selon la structure socio-économique de la région et la nature des activités ; dans les pays d’Europe occidentale par exemple, elle serait de 10 à 50 km.
Un effet indirect qui provient du fait que la frontière juxtapose deux types différents de souverainetés politiques, deux structures d’organisation qui sécrètent des politiques spécifiques. La frontière dans ce cas exerce un effet indirect en ce sens que ce n’est pas son tracé qui est cause de ce changement mais le fait qu’elle soit limite d’une décision ou d’un ensemble de décisions. C’est en tant qu’organe périphérique délimitant une zone d’action que la frontière exerce un effet indirect car les groupes frontaliers peuvent tenter de tirer profit des contrastes ou des oppositions. Dans ce cas il serait pratiquement impossible de fixer une portée-limite, très variable selon les cas.
Un effet induit : la frontière, par l’obstacle qu’elle représente, par l’arrêt obligé qu’elle implique aux postes douaniers, détermine l’apparition de fonctions spécifiques. Parmi ces dernières, on trouve les agences en douane dont l’intervention facilite les transferts, les bureaux de change, des entreprises de transport, des commerces et des hôtels qui sont suscités par les relations particulières qui se nouent à la frontière. Ces fonctions sont induites par la frontière. Elles permettent l’articulation de deux zones par les services qu’elles mettent à disposition. Les effets induits seraient généralement très ponctuels et très liés au voisinage immédiat de la frontière.
Certains des effets cités sont immédiatement visibles car ils se transcrivent dans le paysage et relèvent par conséquent de l’observation directe bien conduite ; les autres le sont moins, car ils intéressent surtout les structures économiques et démographiques. Ces effets doivent être qualifiés par rapport à leur portée territoriale mais également par rapport aux populations qui les subissent, selon qu’il s’agit d’effets positifs ou négatifs, qu’ils ont pour conséquence de stimuler les échanges ou au contraire de les restreindre. Ils doivent également être qualifiés quant à leur durée : ils peuvent s’inscrire dans le court, le moyen ou encore le long terme.
Ainsi, le facteur spatial n’est pas le seul déterminant, il faut également faire intervenir les caractéristiques socio-économiques des régions. Les travaux de plusieurs chercheurs tels que Lattimore et Gottman (Raffestin, 1974) ont largement contribué à faire naître l’idée de la frontière phénomène social et non plus exclusivement spatial. La frontière serait un objet spatial qui a une signification sociale complexe (Piermay, 1999).