Les colonisateurs profitent alors des nombreux clivages qui existent durant cette période à l’intérieur de cette zone pour s’installer. Ainsi, au moment où se négociait la frontière Nigéria-Niger entre Français et Anglais, ce sont les frontières, mises en place vers la fin du 19ème siècle, qui ont principalement été considérées comme les frontières traditionnelles du territoire haoussa. Les colonisateurs ont tiré parti de ces lignes de fracture politique de manière à rendre les négociations entre puissances rivales plus aisées. En fait, après la conférence de Berlin en 1884-85, Français et Britanniques se livrent à une compétition sévère pour l’acquisition des territoires de l’ouest soudanais. La politique de la France est d’étendre son influence sur la savanne ouest-soudanaise de manière à relier ces territoires à ceux déjà acquis en Afrique Equatoriale, tout en protégeant les frontières sud de l’Algérie et ses possessions nord-africaines. Les Anglais par contre, tentent en Afrique de l’Ouest et particulièrement au Nigéria, de gagner un droit exclusif sur le delta du Niger et la partie basse du fleuve, ce qui constitue une excellente voie de pénétration des territoires intérieurs (Nuhu-Koko, 1989).
Durant les négociations entamées très tôt (1880) pour la délimitation des sphères d’influence des deux puissances impérialistes, une première limite conventionnelle avait séparé deux sphères d’influence au long du 40ème parallèle (ce qui recoupait le sultanat de Sokoto au nord-ouest), procédé classique qui avait déjà été utilisé pour la limite Ghana/Haute-Volta. Or ‘’curieusement, la frontière nord du Nigéria n’est pas rectiligne, mais sinueuse. Pourquoi ? La convention finale de 1903-1904, qui ménageait des compensations en faveur de la France (en échange de l’abandon de ses droits de pêche à Terre-Neuve !), modifia les tracés qui furent reportés vers le sud. Le tracé final et actuel fut fondé sur celui des limites nord de Sokoto, Gwandu et Bornu, qui correspondait soit à la ligne de front Gwandu-Kebbi à l’ouest, soit aux aires frontalières séparantes et aux marchés situés au sud d’une ligne Kebbi-Maradi-Zinder. (...) les raisons du changement sont données dans le texte de la convention d’avril 1904 qui fait explicitement référence non plus aux grandes routes ou rives commerciales, mais aux divisions politiques, afin que les territoires de Tessaoua-Maradi et de Zinder reviennent à la France et les autres à la Grande-Bretagne’’ (Foucher, 1991 : 189). Un traité de 1906 établit les bases de la frontière actuelle.
En introduisant une ligne de partage au coeur de cette zone, les colonisations britannique et française vont avoir une incidence sur le développement du commerce à grande distance ainsi que des échanges locaux organisés autour d’un système de marchés périodiques.
Cette séparation va avoir pour conséquences immédiates :
Une réorganisation spatiale des populations : les migrations nord-sud sont favorisées par l’administration britannique, ce qui accroît la population du nord Nigeria. Mais surtout, l’abolition de l’esclavage, puis l’établissement de la paix, favorisent l’occupation des zones frontalières inhabitées, notamment du côté nigérian avec la création de nouvelles villes, préludes de nouveaux marchés frontaliers.
Une réorientation du commerce transsaharien vers le Sud : l’abolition de la traite esclavagiste et l’expansion du réseau de communication vers le sud signifient le déclin du commerce transsaharien. Lorsque le chemin de fer atteint Kano en 1911 (puis se rapproche de la frontière), la baisse des coûts de transport engage une réorientation du commerce vers le Sud. L’ouverture sur les marchés européens se fait par le Golfe de Guinée. Kano détient la position centrale de ce commerce et le Niger devient un pays enclavé, dépendant de ses voisins pour son approvisionnement et l’écoulement de ses marchandises.
Une réorganisation économique : l’introduction du franc et de la livre sterling, l’imposition coloniale et la taxe du commerce conduisent à la monétarisation des échanges. De nouveaux moyens d’acquisition des réserves de change sont nécessaires. Des cultures destinées au marché international (à l’approvisionnement de la métropole), l’arachide et le coton, sont encouragées des deux côtés de la frontière. A partir de 1911, l’arachide évacuée par Kano se développe et devient la principale source de devise du Niger et du nord Nigeria. Les régions de Maradi, Zinder, Magaria, deviennent le coeur économique du Niger et le commerce frontalier s’en trouve stimulé. Cela fait alors naître dans l’administration coloniale française, une volonté de contrôler les flux d’échange.
La première tentative pour matérialiser la frontière par une barrière douanière est faite en 1913 du côté nigérien, face à la province de Katsina. Un réseau de postes douaniers est mis en place afin de prélever des taxes sur les marchandises. Les effets sont immédiats : la hausse des prix au Niger entraîne un trafic lucratif et l’abandon de cette politique après cinq ans de surveillance stricte de la frontière. A l’opposé, l’administration britannique ne cherche pas à contrôler les flux de marchandises et la frontière reste avant tout une ligne de partage entre deux administrations. Elle symbolise également la séparation de deux espaces économiques dont les évolutions différentes vont encourager certains mouvements de marchandises qui n’existaient pas avant la ligne de démarcation.