Le change entre le Niger et le Nigéria est une transaction qui passe principalement par les marchés parallèles de devises dont l’un des principaux accélérateurs est l’inconvertibilité de la naira face à la nécessité de règlement des échanges. Cotation, approvisionnement et vente se limitent alors à quelques grandes places proches de la frontière.
Le marché noir de devises, sur cette frontière comme sur de nombreuses autres dans les pays en développement, naît pratiquement sous l’impulsion de gouvernements soucieux de limiter par une réglementation stricte, les échanges et les mouvements de capitaux. P.-R. Agénor (1993) observe que les marchés parallèles - qualifiés aussi de marchés noirs, informels, cloisonnés ou hors cote - constituent toujours une réponse aux restrictions légales limitant la vente d’un produit quelconque et/ou au plafonnement de son prix par les autorités. Il souligne alors que la plupart des pays en développement applique ces deux types de restrictions aux opérations de change, puisque la parité de la monnaie est en général déterminée par la banque centrale et que seul un petit groupe d’intermédiaires a accès aux devises et pour des transactions jugées essentielles au développement économique.
Le plus souvent, le marché parallèle coexiste avec le marché officiel des changes plutôt qu’il ne le remplace. Certains pays (Bulletin du FMI, 1993) expliquent qu’ils tolèrent l’existence d’un marché de devises parce qu’ils lui reconnaissent une certaine utilité sociale, dans la mesure où il satisfait la demande des opérateurs auxquels le marché officiel n’a pas été capable de répondre.
Dans le cas du Niger et du Nigéria, nous avons évoqué dans le chapitre 2 les mécanismes qui ont prévalu à la mise en place et à la régulation de ces marchés. Rappelons néanmoins qu’ils existaient avant tout en raison du protectionnisme dans les colonies françaises, qui contrastait avec l’approvisionnement à relativement bas prix des marchés du Nigéria. Aujourd’hui, le marché des changes parallèle entre la naira et le franc cfa joue un rôle charnière dans les transactions transfrontalières et c’est sur la base de son taux que se concluent depuis plusieurs années toutes les affaires entre opérateurs économiques (Grégoire, 1995). Les tentatives faites par les autorités en vue d’insérer le règlement de flux commerciaux entre les deux pays dans le circuit bancaire - ouverture de comptes au ministère des finances, chambre de compensation - ayant toutes échoué, les villes frontalières traitent elles-mêmes la quasi-totalité du change. Ainsi, bien qu’illégal, le marché des changes est toléré au Niger, les cambistes (masu tchenji) acquittent une patente et sont recensés dans les rôles des contributions comme agents de change. A Maradi ils sont organisés en un syndicat qui règle les usages de la corporation et les relations avec la municipalité et la chambre de commerce, et à Konni, les principaux professionnels du change occupent des fonctions officielles dans la vie politique (Labazée, 1996).
Même si à Konni, il n’existe pas un regroupement officiel des agents de change, il y a une auto-organisation du secteur relative à une certaine hiérarchisation des rôles. Il y a les grossistes, très peu nombreux : patrons du change, ils dominent le marché et sont assistés d’adjoints, souvent des parents, gérant des points de vente sur les marchés, les gares routières et les villages voisins. Ces adjoints ont eux-mêmes des détaillants (dépendants ou indépendants), et des rabatteurs. Cette organisation pyramidale facilite l’accès à cette activité car la stratégie des grossistes est d’étoffer le nombre de détaillants distribuant la naira. ’En effet, plus la concurrence est vive entre ces derniers, plus le taux de change au détail tend à être favorable à la clientèle. En conséquence, les patrons de change peuvent espérer que les commerçants locaux renonceront à se fournir au Nigéria, ce qui augmente d’autant le volume des affaires qu’ils sous-traitent’ (Labazée, 1996 : 65). La méthode semble porter ses fruits, car au cours de notre enquête-ménage, 94% des individus ayant recours au change (soit la moitié des individus de plus de 13 ans) l’effectuent exclusivement à Konni, auprès d’agents de change de plus en plus nombreux. Nous nous sommes entretenus avec une dizaine d’entre eux, et ils estiment leur nombre entre 200 et 300 individus, effectif variable car certains ne sont pas officiellement déclarés et n’exercent que les jours de grande affluence. L’explosion de ce secteur (les plus anciens s’estimaient à 50 au plus au milieu des années 1980) est donc liée pour partie à la politique incitatrice des patrons du change rendant inexistante toute barrière à l’entrée par le biais de financement de parents,
‘(...) mon grand frère était agent de change et c’est lui qui m’a fait exercer cette activité (...). J’ai commencé avec environ 2000 nairas, ce qui à l’époque équivalait à 200 000 Fcfa. C’est mon frère qui m’a offert cette mise de départ.’ou de simples connaissances.
‘(...) lorsqu’on débute il y a les ’grands’50 du métier qui, s’ils nous connaissent, nous prêtent la mise de départ. On la leur rend par la suite sans aucun intérêt.’Cette explosion est également due à la possibilité de démarrer même avec une mise initiale très faible. On commence alors l’activité soit avec les économies réalisées sur une autre activité abandonnée,
‘J’ai commencé avec approximativement 20 000 Fcfa. Cet argent vient de bétail que j’ai vendu au village pour pouvoir commencer une nouvelle activité.’soit comme un investissement des bénéfices d’une autre activité que l’on poursuit parallèlement.
‘Tout celui qui a un peu d’argent, au lieu de le consommer tel quel peut le faire tourner et avoir ainsi quelques bénéfices, en achetant même 50 000 à 100 000 Fcfa de nairas (...). Quand on a récupéré sa mise en Fcfa, on recommence. C’est mieux que de garder de l’argent sans le faire fructifier, même quand on n’en a qu’un peu.’Ce sont donc ces agents de change qui permettent au niveau financier la réalisation de l’activité économique transfrontalière, le système bancaire ’moderne’ ne réglant plus que les contrats d’Etat à Etat. Le système de change parallèle s’auto-gère à travers les opérations d’approvisionnement et fixation des taux à l’achat, et les opérations de vente et fixation des taux de vente.
Les ’grands’ ici sont les patrons du change, mais dans un sens plus large que l’entendait Labazée. Ce ne sont pas uniquement des grossistes, mais des cambistes très anciens dans le métier qui, de par leur professionnalisme, inspirent respect et confiance.