2.4 Le change : une activité risquée mais lucrative

Le grand changement dans la profession est, de l’avis de tous les cambistes, la baisse considérable du niveau d’activité. Cette baisse qui concerne aussi bien l’effectif des clients réguliers que les montants échangés, serait de l’ordre de 80% à 90% en quelques années. Elle est principalement due à une baisse générale de l’activité commerciale.

La rupture des relations décrétée officiellement en 1984 par la fermeture de la frontière Niger-Nigéria est l’un des premiers éléments à avoir ébranlé le commerce transfrontalier. Il était alors très risqué de traverser clandestinement la frontière, et la population frontalière a cessé de le faire, de même que de nombreux commerçants. Ces derniers se sont, pour certains, tournés vers d’autres types de commerce, d’autres ont fait faillite. Les plus téméraires ont continué en contrebandiers. Abstraction faite du risque encouru, certains de ces derniers ont pu faire fructifier des commerces devenus très rentables du fait que les gens ne pouvaient plus aller librement au Nigéria. Pour les agents de change, ils constituaient la seule clientèle dans un contexte où l’approvisionnement en naira posait un réel problème, autant parce que les prix avaient fortement augmenté, que parce qu’il fallait faire soi-même le déplacement avec tous les risques que cela supposait alors : risque à la traversée, risque à la détention du Fcfa, et enfin impossibilité à la banque d’échanger une somme dépassant 5 000 nairas sans fournir un justificatif de provenance de l’argent.

‘(...) on ne pouvait entrer au Nigéria avec des Fcfa. Même en cas de réussite, on pouvait se faire arrêter à tout moment en tant que Nigériens et la détention de notre monnaie était alors lourde de conséquence. Dans le cas où on ne se faisait pas arrêter, on pouvait parfois sillonner vainement la ville sans trouver quelqu’un qui accepte de nous faire le change. On revenait alors bredouille après avoir pris d’énormes risques. Les personnes qui acceptaient étaient rares et fixaient des prix vraiment élevés. Avec 1 000 000 Fcfa on avait en nairas l’équivalent normal de 500 000 Fcfa.’

La réouverture de la frontière en 1986 fut alors une réelle bouée d’oxygène pour les commerçants et les cambistes. Elle s’est néanmoins suivie d’une libéralisation des échanges extérieurs nigérians (le nombre de produits interdits d’importation passe de 74 à 16), ce qui n’est pas pour favoriser l’activité de transit sur laquelle reposait alors le dynamisme des villes frontalières en général (Grégoire, 1994) et particulièrement de leurs marchés de change parallèle. Néanmoins, en dehors du transit, d’autres activités se développent et dynamisent de nouveau le commerce transfrontalier. La naira perd continuellement de sa valeur sous le coup de dévaluations lancées par la CBN (Central Bank of Nigeria), ou par simple dépréciation sur le marché des changes. Ainsi, malgré une inflation continue au Nigéria, le prix relatif des biens y a baissé, et provoqué une réduction des exportations vers le Nigéria de l’ordre de 45% sur l’ensemble du Niger (Labazée, 1996 : 56), ainsi qu’un report massif d’importation vers les circuits parallèles. Si le secteur industriel en a souffert, les secteurs du commerce et du change y ont quant à eux gagné.

La dévaluation du Fcfa en 1994 a cependant changé bien des choses. Elle a entraîné une importante hausse des prix des produits marchands aussi bien au Niger qu’au Nigéria (estimée au bout de 6 mois respectivement à 41% et 61%), ainsi qu’une brutale réévaluation de la naira.

‘Le Nigéria a quant à lui rapidement réagi : le cours du Fcfa s’est effondré en même temps que les prix grimpaient.
(...) le jour où la dévaluation a été annoncée, la naira qui était à 170 pour 1000 est immédiatement remontée à 80 pour 1000. Ce phénomène est causé par le fait qu’au Nigéria les gens ont tendance à accumuler des Fcfa  (en tant que valeur refuge). Au moment de la dévaluation, ils disposaient donc d’un stock intérieur assez important pour faire chuter la demande de Fcfa à l’extérieur du pays et donc à lui faire perdre de la valeur.’

Consécutivement aux fluctuations du taux de change parallèle dues au premier mouvement de panique, il y eut 6 mois plus tard une dépréciation de la naira, et avant la fin de l’année, un effondrement de celle-ci (Grégoire, 1995) permet de retrouver le cours d’avant dévaluation. Pendant l’année qui a permis de retrouver ce nouvel ’équilibre’, il faut signaler que le Niger a tiré parti de la dévaluation de sa monnaie (Grégoire fait en effet l’analyse en taux de change réels, tenant compte de l’augmentation des prix intérieurs dans les deux pays), tandis que les commerces frontaliers, nous l’avons vu plus haut, pour la plupart acheteurs simples des produits nigérians, périclitaient. Le change s’en est alors fortement ressenti.

‘(...) quelqu’un qui venait hier échanger 100 000 F n’échange plus aujourd’hui que 10 000 F, et celui qui échangeait 1 000 000 F, 100 000 F ! Peu d’argent circule et les affaires marchent de moins en moins bien. De plus, avant il n’y avait pas que les commerçants qui échangeaient, il y avait aussi les fonctionnaires : chaque fin de mois, ils achetaient des parfums pour leurs femmes, des pagnes, des cosmétiques... Aujourd’hui, avec les salaires qui ne tombent pas c’est devenu impossible.’

La clientèle des travailleurs du secteur public, considérée parmi les non-commerçants comme effectuant les plus gros changes, a en effet été également en grande majorité perdue. Avec la crise économique que connaît le pays depuis une dizaine d’années, les fonctionnaires, qui ne perçoivent 1 mois de salaire que tous les 3 à 4 mois, ne font plus de change que pour l’achat de produits de première nécessité.

Les évolutions négatives du secteur du change soulignées par les agents sur les dix à quinze dernières années sont bien réelles. Ils les évaluent à travers la dépréciation de la naira, les sommes échangées quotidiennement (en baisse), les fréquences de venue des habitués (plus faibles), l’usage de la salle des gros changes51 (elle reste jusqu’à un mois fermée) et les jours d’affluence (moins nombreux : ils étaient trois avec le vendredi, il n’y en a plus que deux). Mais la perception qu’en a une majorité est certainement plus sombre que la réalité, quelques-uns reconnaissant quand même que les sommes échangées par leurs clients n’ont pas autant variées que cela.

Il est très difficile d’objectiver ce que les cambistes affirment principalement sur les montants, les mouvements de fonds, les évolutions. Cependant il est aisé de faire le constat que malgré une évolution négative, le change à Konni ne peut pas être considéré comme un secteur en déclin. C’est un service fortement sollicité par les populations de Konni, de sa région et même en dehors et qui est primordial dans l’activité économique. Très structurée, la ’corporation’ participe fortement à la vie locale par l’intermédiaire d’aides apportées à la municipalité à travers le financement ponctuel d’opérations dont celle-ci a normalement la charge et qu’elle ne peut assurer faute de moyens. Le change est également un secteur facile d’accès, qui emploie et qui rapporte, certes aujourd’hui moins qu’hier. Mais l’activité permet à ceux qui la pratiquent de subvenir à leurs besoins. C’est un travail qui assure une certaine sécurité et que l’on ne veut pas quitter car le risque est grand de ne pas trouver mieux. Il faut néanmoins noter que les bénéfices tirés sont pratiquement toujours réinvestis dans l’immobilier par exemple, ou dans une activité secondaire telle que le commerce de gros à l’exportation, le commerce sur commande ou encore l’agriculture. Il s’agit d’une diversification qui permet de se prévaloir contre les risques du métier, risques liés aux trop fréquentes fluctuations des cours, mais aussi à des facteurs plus exogènes comme par exemple le non-paiement de leurs dettes par des clients incapables de les honorer ou tout simplement abusant de leur confiance. La première alternative est courante eu égard aux saisies qui peuvent être effectuées aux postes de douane, ou à la ’persécution’ systématique dont peuvent faire l’objet les commerçants nigériens au Nigéria, ce qui peut mettre les clients des cambistes dans l’impossibilité de rembourser à brève échéance ce qu’ils doivent.

A cet égard, le secteur des transports que nous allons étudier maintenant, comporte moins d’aléas dans la pratique, et représente une activité aussi importante que le change pour le développement économique de la région.

Notes
51.

Le change étant en général effectué en public, il existe au marché une salle commune à tous les agents pour que les grosses transactions se réalisent discrètement.