Les kabu-kabu sont un phénomène qui est apparu lors de la fermeture momentanée en 1984/1986 de la frontière Niger/Nigéria, quand il a fallu trouver le moyen de la traverser en toute discrétion afin de continuer à exercer les activités nourricières. Les gens ne pouvaient franchir cette frontière en voiture et la distance était suffisamment importante pour être éprouvante à pied dès lors qu’on était chargé. Ce mode s’est alors tout naturellement imposé, à l’image de ce qui existait déjà au Nigéria, proche voisin, ou encore dans d’autres pays d’Afrique (encadré 2). A Konni, les propriétaires de motos ont commencé à transporter des passagers contre paiement. De cette manière, bon nombre de personnes évitait de passer par des chemins détournés sur lesquels il était dangereux de se faire prendre par les autorités, mais passait tranquillement par le poste frontière supposé fermé, où la discrétion du mode encourageait la corruption des agents. Chacun des acteurs y trouvait donc des avantages.
L’offre de transport urbain en deux-roues motorisés est relativement nouvelle dans les villes d’Afrique. Il n’apparaît que dans les années 1980, alors qu’en Asie, notamment au Vietnam et en Indonésie, c’était un phénomène déjà bien répandu. On le rencontre aujourd’hui dans quelques grandes villes où il s’est développé de manière considérable en quelques années, mais pas dans les capitales sahéliennes, Niamey, Bamako ou Ouagadougou, où l’usage de la moto reste encore très individuel.A Cotonou, où le phénomène est le plus important, c’est autour de 1985 que le taxi-moto apparaît, inspiré du transport en vélo qui existait alors, surtout en milieu rural. Il se développe pour faire face à la crise que connaissait l’offre de transport public, autobus et taxis classiques. Cette crise est déclenchée par la dégradation de plus en plus forte de la voirie ou encore son inexistence dans des quartiers périphériques rendus ainsi inaccessibles aux taxis. Dès leur arrivée, les zémidjans (transport rapide de porte à porte) rencontrent une demande importante (Tossou, 1993). On assiste alors à un essor rapide de ce mode, avec un nombre de véhicules qui passe de 5 000 à environ 40 000 entre 1992 et 1997 (Godard et Ngabmen, 1998).A Lomé où on dénombre de 15 000 à 20 000 véhicules en 1997 et à Douala, 10 000 véhicules à la même période, les conditions d’émergence et de développement sont pratiquement identiques (Godard et Ngabmen, 1998). Dans cette dernière ville, l’offre classique de transport ne s’est pas développée du fait d’infrastructures routières inexistantes dans les zones d’urbanisation spontanée. Cette crise de l’offre, exacerbée par des grèves incessantes liées à la situation politique et par un renchérissement continu des tarifs, a entraîné l’apparition et le développement des taxis-motos ou bend skind en 1990. Quelques années plus tard, ce mode y représente 20 à 25% des déplacements motorisés. A Lomé, c’est aujourd’hui le premier mode dans la répartition modale des déplacements mécanisés, devant les taxis collectifs (Godard et Ngabmen, 1998).Dans ces grandes villes, les taxis-motos apparaissent donc pour compléter une offre de transport déjà existante mais insuffisante ; pour suppléer l’incapacité des autorités à offrir un système de transport public satisfaisant ou à donner au secteur privé les moyens de l’offrir à sa place. Mais, peu de cas sont connus de développement de taxi-motos dans des villes moyennes. Hormis Konni, on peut retenir le cas de villes telles que Illéla au Nigéria, et Gaya au Niger, à la frontière avec le Nigeria et le Bénin. |
On aurait pu croire que la réouverture de la frontière aurait signifié la fin de ce système, et cependant, cela n’a pas été le cas. En effet, loin de disparaître, ce mode de transport a continué à croître et à se développer à l’intérieur même de la ville, dans un contexte de développement urbain ; nous l’avons déjà mentionné, Konni a connu une importante croissance spatiale et démographique, avec une population très active à fort besoin de mobilité quotidienne. Des secteurs d’activité dominants tels que le commerce et l’artisanat de production par exemple accentuent en effet la nécessité pour les individus d’accéder d’où qu’ils se trouvent, aux différents lieux de chalandise dans le centre de la ville et au Nigéria.
Il s’agissait alors pour la population d’adapter un mode, expérimenté pendant deux ans dans le transport interurbain, à un contexte urbain où le transport collectif n’existait pas. Donc, contrairement à ce qui se passe habituellement, ce mode ne s’est pas ’développé dans un contexte de faiblesse des autres types de transport collectifs’ (Godard, 1992) et n’est pas venu s’insérer entre plusieurs autres modes, ou en remplacement partiel de ceux-ci. Il répond à des besoins non-satisfaits et non à des besoins mal-satisfaits. C’est ainsi que, de marginal, le phénomène kabu-kabu est entré dans la pratique urbaine et dans les moeurs citadines en l’espace d’une dizaine d’années. En 1994, les services municipaux ont comptabilisé 401 engins officiellement immatriculés. A cette offre recensée, il faut ajouter ceux qui exercent cette activité de manière régulière mais clandestine, ou de manière temporaire. Ces derniers sont essentiellement des travailleurs qui possèdent une moto et qui ne laissent pas passer l’occasion de disposer d’un revenu supplémentaire.
Plusieurs facteurs ont favorisé l’essor des kabu-kabu : en dehors de l’étalement de la ville, il s’agit essentiellement de facteurs économiques liés à l’activité dans la ville. Les personnes habitant la périphérie ou les villages environnants ont trouvé là le moyen de venir exercer une activité économique au coeur de la ville, ce qui leur était difficile, voire impossible, lorsqu’il fallait y venir à pied, pour les premiers, ou en taxi de brousse, pour les seconds, à des moments de l’année où les pistes deviennent impraticables.
Tous ces facteurs ont largement contribué au développement de ce mode et à l’usage qui en est fait dans la ville de Konni et dans l’arrière-pays proche. Avant d’en étudier les conséquences sur le plan économique et social, nous allons d’abord préciser en quoi consiste l’activité et quels en sont les acteurs et les utilisateurs.