IV - Conclusion : les activités économiques, des dynamiques locales

Le commerce est par excellence l’activité de l’échange transfrontalier ; le change et le transport sont celles qui le permettent. L’existence de ces activités a un certain nombre d’effets bénéfiques sur le développement de la périphérie transnationale que nous étudions ici.

Nous avons pu ainsi constater une spécialisation des différentes parties en présence, dont chacune tire profit. Pour ce qui est de Konni, les producteurs agro-pastoraux se sont spécialisés dans des produits tels que le coton, le niébé et le bétail pour lesquels ils disposent d’un avantage comparatif (L’écho des frontières, 1995). Des commerçants exportent ces produits ainsi que des véhicules en transit et en contrepartie les populations de Konni et de son arrière-pays nigérien sont fortement consommatrices de produits frais pour des besoins quotidiens et de produits manufacturés vendus au Nigéria.

L’échange dans la région est ainsi fortement polarisé et reste circonscrit (dans le cas très particulier du commerce) à un espace relativement restreint. Les pôles constitués de Konni et Illéla se sont en effet très nettement détachés dans l’échange, démontrant une prédominance du commerce local sur le commerce de longue distance. Mais à mesure que l’activité se fait à grande échelle, le lieu d’approvisionnement s’éloigne de la ville. La prédominance de Konni est, comme nous l’avons vu, un fait lié au fort taux de petits commerces, et celle, relative, de Illéla, aux commerces de taille moyenne. La proximité des lieux de fourniture est une des conditions sine qua non de l’existence de la majorité des commerces, même si la traversée de la frontière est parfois mal perçue, ou mal vécue par les agents économiques.

L’activité de vente se pratique pour les commerçants de Konni, essentiellement dans la ville. Elle s’adresse à une clientèle de quartier, à une clientèle régionale ou de passage selon qu’il s’agisse de petit, de moyen ou de gros commerce. Mais la vente ne se réduit pas, pour tous les commerçants, à l’espace de la ville, même si Konni en est le lieu principal, l’espace régional est également concerné.

L’aspect local et régional des échanges entraîne une certaine dynamique économique et favorise l’emploi direct ou indirect (agents de change, transporteurs et d’autres activités induites par ces dernières), et la possibilité pour chaque individu de disposer de revenus monétaires pour vivre. En fait à Konni, seul le secteur agricole dont la production (en dehors de gros producteurs) est autoconsommée, reste en partie dissocié de la dynamique transfrontalière. Tous les secteurs (abstraction faite du public) sont facilement accessibles et seuls 7% des hommes et 11% des femmes se déclarent sans activité ou à la recherche d’un emploi.

Les activités pratiquées à Konni s’exercent largement dans l’informel. Les flux transfrontaliers qui y sont relatifs sont grandement dictés par l’utilisation de ressources locales et régionales conduisant ainsi à l’édiction de règles propres à l’espace transnational, règles prenant souvent une certaine autonomie par rapport aux règles étatiques jugées contraires à l’intérêt des individus. La permanence de ce système réside dans le fait que les populations tirent toutes profit de cet ’ordre’ instauré. Les ménages à faible revenu se satisfont bien d’un marché informel où l’ajustement entre offre et demande se fait très fortement par le prix. De même, une population faiblement scolarisée s’accommode très bien de secteurs d’activité faciles d’accès et qui lui permettent de tirer sa subsistance des échanges de proximité permis par les disparités économiques existant, ainsi que des disparités monétaires qui apparaissent comme un des principaux catalyseurs de ces échanges. La dévaluation du Fcfa en janvier 1994 a changé un certain nombre de choses, le changement de parité ayant réduit les différentiels de prix qui pouvaient exister auparavant. Cela a eu une incidence directe sur le dynamisme économique de la ville, et a entraîné un recul de l’emploi et du revenu. L’existence d’un commerce en réseaux a néanmoins permis, dans une certaine mesure, d’amortir la crise.

Cette dynamique régionale, relativement bien localisée sur un espace délimité, peut cependant entraîner à un niveau macro-économique une pénalisation des activités.

En effet, lorsque l’on se place au niveau de l’économie nationale, le commerce et l’échange frontalier peuvent entraîner une discordance entre des objectifs politiques de libéralisation (seule l’importation des hydrocarbures est aujourd’hui prohibée entre le Niger et le Nigéria) et d’échanges, et des objectifs économiques de développement de certains secteurs, tel que l’industrie au Niger. P. et S. Guillaumont (1991)52 montrent que le Niger a subi, de 1981 à 1987, une perte considérable de compétitivité due à l’évolution des prix au Nigéria combinée à la décote de plus en plus forte de la naira sur le marché parallèle des devises. Les consommateurs nigériens en ont bénéficié, mais ce gain immédiat ne masque pas complètement l’incidence du phénomène sur la croissance de la production. Le déclin important qu’a connu l’industrie nigérienne (déjà relativement réduite), entraîne une dépendance de plus en plus grande, au point que certains observateurs n’hésitent pas parfois à parler du Niger comme du 31ème Etat du Nigéria.

Néanmoins, à un niveau infra-national, lorsque l’on prend le cas de périphéries transnationales telles que nous les avons décrites, la majorité des échanges se font intra-zone et chaque partie exploite un atout qui lui est propre. A Konni, l’agriculture et le commerce sont une tradition séculaire, à Illéla (et Sokoto), on profite de la forte industrialisation du pays.

Il peut exister cependant à ce niveau des éléments qui peuvent nuire à l’économie régionale. Il s’agirait, selon les autorités, de la fraude, fléau important des postes-frontière, et qui empêche une estimation correcte des marchandises qui entrent et donc la traçabilité des produits dans le but d’une imposition directe de l’activité économique dans la ville. Or, nous confie un douanier, chef de la brigade de ligne mise en place pour ratisser les zones réputées de fraude le long de la frontière et pour canaliser les commerçants vers les bureaux de douane, Konni est une zone de fraude de toutes catégories : à cheval, à moto, en voiture, à dos d’âne... On dénombre, rappelons-le, deux types de fraude : la fraude ’documentaire’ dite ’intellectuelle’, et la fraude ’matérielle’ dite ’physique’ ou encore appelée ’contrebande’. La principale différence entre ces deux types de fraude est le lieu où elles se produisent, et la possibilité de se couvrir pour la première (Daubrée, 1995). La fraude documentaire qui a lieu lors de la déclaration en douanes, peut prendre différentes formes et a pour objet de diminuer la base taxable dans le cas de sous-facturation, de bénéficier d’une fiscalité plus avantageuse. La fraude physique, consiste le plus souvent à passer la frontière par des points d’entrée et de sortie illégaux, c’est-à-dire à contourner les bureaux et postes de douanes en utilisant des moyens plus ou moins sophistiqués et à une échelle plus ou moins grande. A Konni, les deux types de fraude existent, comme nous l’avons vu par exemple pour le passage des véhicules au Nigéria, mais ce n’est pas un système généralisé. Les commerçants que nous avons interrogés disent traverser normalement la frontière, mais ’payent’ les douaniers pour se soustraire aux formalités douanières. Ce système est favorisé par l’irrégularité du paiement de salaire des douaniers, mais aussi par le fait que leur effectif est toujours trop restreint sur une frontière de plus de 1500 km, pour permettre un contrôle exhaustif. Il y a donc souvent une sélection ’aléatoire’ qui se fait par le ’bakchich’. C’est un ’système’ instauré, auquel l’Etat veut s’attaquer, et qui, s’il contribue partiellement à garder leur flexibilité aux activités frontalières, est de plus en plus considéré comme une lourde contrainte par les commerçants. Ces derniers sont plutôt demandeurs de l’institution d’une ’zone de libre échange’ délimitée dans l’espace à une région dont les contours restent pour eux assez flous.

C’est cette région que nous avons essayé de faire émerger à travers la pratique des activités économiques dans le présent chapitre, mais aussi dans le chapitre précédent, à travers la vie quotidienne et les espaces qui y sont relatifs - espaces fortement régionaux. Dans ces différents cadres, la région apparaît avoir une réalité tangible avec une dynamique propre et de nombreux facteurs de développement.

Notes
52.

Cités par Daubrée, 1995.