Conclusion générale

Au cours de cette recherche sur la frontière et le développement régional, et plus généralement sur la relation entre espace et développement, nous avons pu constater qu’il existait deux manières d’envisager l’amélioration de la situation d’une région : la première, tout à fait classique, consiste à programmer les activités qui pourraient être promues ou développées compte tenu des normes de production qui prévalent et des débouchés existants. Ces pratiques, appelées plans de développement, s’accompagnent souvent de quelques travaux d’infrastructures pour désenclaver les zones de production potentielle, de transferts d’administrations ou de centres de production, et enfin de quelques équipements de tourisme (Partant, 1982). Ces mesures totalement exogènes et artificielles ont montré leurs limites ; de plus, elles sont de plus en plus difficiles à financer dans les pays du Tiers-Monde où les ressources financières des Etats sont en baisse constante. Mais le problème de développement peut être envisagé d’une autre manière en ce qui concerne la région : en faisant l’inventaire des ressources disponibles et potentielles, celui des activités que celles-ci permettent, celui des besoins qui peuvent alors être satisfaits. Il s’agit de déterminer les conditions dans lesquelles une société régionale pourrait se mettre au travail, à partir de ses ressources et en tablant d’abord sur le débouché qu’elle présenterait à sa propre production.

Nous avons ainsi pu observer dans notre étude, plus spécifiquement dans le dernier chapitre, l’existence de flux économiques à travers des échanges, monétaires et de marchandises diverses, qui s’inscrivent à l’intérieur de l’espace régional. L’instauration de cet échange se trouve alors à la base d’un dynamisme économique au service de l’emploi et de l’amélioration des conditions de vie. Cette dynamique économique, née dans le centre urbain, se diffuse à la zone périphérique d’autant plus facilement qu’il y existe également une dynamique spatiale. Celle-ci, qui traduit l’articulation ville/Région, est identifiée par les flux de personnes, principalement à travers l’usage important de la ville par les régionaux, ainsi que l’usage par les citadins de la ville et de sa Région. Dans le cas de Konni, cet espace régional se dessine à travers ce que nous avons convenu d’appeler les espaces de vie (graphe 28). Vie professionnelle tout d’abord, à travers les activités et les opérations qui y sont liées, presque exclusivement circonscrites au périmètre des 100 km autour de la ville (aussi bien pour ce qui est de l’espace de travail que de celui d’approvisionnement), avec néanmoins une prééminence des centres urbains. Vie domestique ensuite, qui ne se limite pas non plus à la ville de Konni, au moins en ce qui concerne l’achat des ménages. Vie sociale enfin, seul espace dont les limites restent assez larges. La fréquentation plus intensive de la Région pour le motif de sociabilité est cependant le révélateur de l’existence d’une population régionale à laquelle les Konnawas peuvent potentiellement servir de relais quant à l’usage des centres urbains pour des impératifs économiques ou sociaux.

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Graphes 28 : Espaces de vie des citadins
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Pour arriver aux résultats que nous obtenons, nous avons adopté une méthodologie axée sur le micro (les individus, leur vie, leur quotidien), et mis en place des indicateurs tels que les effets stabilisateurs, attractifs et dynamiques. Il existe bien évidemment des limites à la méthode d’étude utilisée ; nous en notons principalement trois :

Néanmoins, les limites et le caractère perfectible de notre méthodologie ne remet pas en cause la fiabilité des résultats obtenus et des explications présentées. En effet, les analyses effectuées, associées à des observations comparables à celles obtenues par divers chercheurs auxquels nous avons fait référence, apparaissent dans l’ensemble très convergentes.

Des contours arbitrairement délimités émerge une zone53. Cet ensemble polarisé nous apparaît comme un système à même de fonctionner de façon relativement autonome. A cet égard, le choix de la ville secondaire, dans son inscription territoriale régionale, nous paraît être particulièrement approprié pour intégrer les éléments économiques et sociaux du développement. Dans le cas de Konni, la ville semble en effet remplir son rôle, tel qu’il est souvent défini. Pour Bailly par exemple (1995), la ville serait un ensemble morphologique, physionomique, social et culturel différencié, fonctionnellement intégré dans un réseau hiérarchisé de complémentarité lui permettant d’organiser sa région et de l’intégrer dans l’économie globale. Il s’agirait donc d’un pôle de développement, devant diffuser sa dynamique propre à l’ensemble d’un espace régional.

De fait, la constitution de ce type d’entité spatiale n’a d’intérêt que si elle génère un développement économique et social pour les populations qui y vivent. Or le développement tel que nous l’avons défini dans le chapitre 1 présente une dimension qualitative ; il suppose, dans les théories des stratégies endogènes, le déploiement de l’activité des hommes par l’échange de biens, de services, d’information et de symboles. Ce type de développement s’accompagne alors d’un développement de l’économie informelle. C’est ce que l’on a pu constater dans le cas de Konni en étudiant l’activité économique dans la ville à travers les secteurs du commerce, du change et du transport. Les activités y ont incontestablement une souplesse qui s’oppose à la rigidité des formes d’organisation classiques dites modernes. Il s’est instauré une économie extrêmement flexible, capable dans une majorité de cas de s’adapter à des données changeantes. Ainsi, même si son impact exact sur le développement régional n’a jamais vraiment été évalué de manière précise, les nombreuses analyses économiques faites sur ce sujet reconnaissent à cette économie sectoriellement organisée, et souvent légalement reconnue, mais néanmoins qualifiée d’informelle, un rôle important dans l’accroissement du bien-être collectif.

Dans le cas que nous étudions, la frontière contribue largement à cet état de fait, et la Région dépasse le cadre national, se doublant ainsi d’une périphérie transnationale. Les acteurs sociaux et économiques, même s’ils gardent le sentiment d’être dans un cadre spatial national, s’inscrivent en même temps, à travers leurs groupes de parentés, leurs confréries religieuses, leurs communautés marchandes, leurs appartenances ethniques, dans un espace qui dépasse le cadre de l’Etat. Selon leurs besoins et selon la conjoncture, ils mobilisent l’un ou l’autre de ces modes d’appartenance pour assurer une reproduction sociale et économique, ou, pour certains, générer une accumulation.

C’est ce que représente la frontière en tant qu’élément politique et économique qui crée les opportunités que les individus exploitent pour vivre. Or, l’existence d’opportunités est un facteur primordial dans la perspective d’un quelconque processus de développement socio-économique. Le pnud (Delalande, 1988) va jusqu’à définir la pauvreté aussi comme une absence d’opportunités permettant de bénéficier d’une existence tolérable. Dans notre cas, la frontière offre la possibilité à ceux qui le veulent, dans toute la région, d’exercer une activité, de manière à couvrir une partie de leurs besoins essentiels.

La frontière se présente donc ici comme un élément pouvant impulser le développement à l’intérieur d’une région donnée. Cela pourrait aussi bien être le cas d’autres types d’atouts54 pouvant aider à initier un processus de développement dans un ensemble spatial régional fonctionnant sur le même modèle.

Il est évident que nous ne pouvons pas systématiser l’exemple de Konni, d’abord à cause des limites que nous avons évoquées plus haut, ensuite parce que n’ayant pas étudié d’autres villes secondaires, il nous est impossible d’y dissocier une dynamique intrinsèque de celle découlant de la proximité de la frontière.

Malgré ces réserves, il nous apparaît néanmoins clairement qu’il faut promouvoir la région en tant qu’unité de développement. Le problème est que lorsqu’elle se constitue autour d’un atout particulier, son fonctionnement est souvent entravé par des limitations administratives ou des rigidités institutionnelles. Lorsqu’elle est transnationale, cela se pose de façon encore plus aiguë.

En effet, malgré les discours des responsables politiques depuis les indépendances sur l’intégration économique et la nécessité pour les frontières de ne plus constituer l’élément qui contrarie des mouvements naturels d’échanges économiques, sociaux ou encore culturels, la mise en évidence des pratiques réelles des Etats montre l’écart entre les intentions affichées et la réalité des politiques appliquées. Celles-ci, souvent protectionnistes, sont basées sur le contrôle des flux matériels autant qu’humains. Alors que la notion d’intégration (économique ou régionale) est utilisée pour décrire une situation où l’expansion des échanges entre les pays intégrés repose sur le développement des complémentarités productives de ces pays, toutes les analyses récentes sur les résultats des tentatives en Afrique mettent en avant la faiblesse des échanges intra-africains, souvent évalués à 5% seulement de l’ensemble du commerce extérieur des pays d’Afrique subsaharienne.

Néanmoins, certains travaux, ceux par exemple conduits par Johny Egg et John Igué, ou encore celui-ci sur la périphérie transnationale de Konni, apportent une vision plus réaliste, plus décentralisée du système d’échange en Afrique de l’Ouest.

L’observation chez différentes catégories d’acteurs de la permanence de logiques sociales et économiques ne se limitant pas au cadre du territoire des Etats éloigne la perspective de la réalisation d’une intégration par le haut. La mobilité des populations ouest-africaines, leur aptitude à franchir les frontières pour tirer profit des opportunités offertes dans un pays voisin, l’éclatement d’un même lignage en différents points du sous-continent, les réseaux marchands ouest-africains opérant dans des espaces trans-étatiques sont la preuve d’une intégration en marge des institutions (Lambert, 1998). L’intégration soulève en effet la question de la communauté d’intérêt, aussi bien que celle de pôle de développement. C’est un processus non neutre qui se développe autour de pôles, nécessairement privilégiés, qui en diffusent alors les bénéfices sur l’ensemble d’un espace déterminé. Les bénéfices se traduisent par la présence d’opportunités et de facilité d’accès à des activités pouvant permettre aux populations locales de vivre, ainsi que par un élargissement du marché pour les entreprises individuelles.

L’intérêt d’une plus forte intégration est donc évident, alors que les tentatives à un niveau national, qui correspondent plus à un déplacement des centres de gravité, se révèlent quasiment toujours être des échecs. C’est donc bien vers les régions qu’il faut se tourner, car en Afrique l’intégration doit être vue comme l’action de faire entrer un groupe donné dans un ensemble plus vaste dont les interrelations vont être bénéfiques à un ensemble de populations et non pas forcément à un ensemble d’Etats. Le développement régional découlerait alors d’une meilleure organisation dans l’espace de la population et des activités humaines.

Il ne s’agit en aucun cas d’occulter ou de faire l’impasse sur la dimension politique du développement, et de la considérer systématiquement comme relevant de facteurs externes (exogènes). Les pouvoirs publics ont encore un rôle à jouer. D’abord en identifiant les pôles de développement et les atouts qui sont les leurs, puis en appliquant des politiques plus ciblées pour leur développement. Il peut aussi leur revenir de favoriser les relations et les interactions entre ces régions, au niveau national bien sûr, mais aussi à un niveau international par l’assouplissement réel des frontières institutionnelles, qui sont encore très fortes, spécialement entre des pays ayant appartenu à des empires coloniaux différents. En effet, là où existent aujourd’hui des pôles régionaux dynamiques, c’est la mobilité des populations et le dynamisme des réseaux commerçants qui constituent les atouts importants de leur épanouissement. La libre circulation des idées, des personnes et des biens apparaît donc comme une condition sinon suffisante, du moins nécessaire au développement. Des investissements communs doivent alors être réalisés au sein de la région, lorsque celle-ci est supranationale, notamment dans les transports et les télécommunications. Une gestion plus décentralisée des zones transfrontalières doit être faite, comme on en voit l’amorce aujourd’hui dans le cas du Nigéria et de ses voisins.

La frontière internationale peut alors se transformer en de multiples frontières régionales, beaucoup moins rigides et moins institutionnalisées que la première, permettant un épanouissement interne des régions, autant qu’une ouverture sur deux ou plusieurs marchés nationaux. Ceci limiterait la fraude et le manque à gagner qu’elle constitue pour les comptes nationaux. Ces derniers ont d’ailleurs tout à gagner au développement des activités économiques aujourd’hui étouffées par des mesures en théorie relativement libérales, mais en pratique très protectionnistes. Le développement économique à cette échelle étant également un développement humain, les frontières pourraient alors constituer un élément du développement global en Afrique, et contribuer à l’émergence d’un nouveau schéma d’intégration économique par l’hégémonie des régions.

Cette situation peut néanmoins comporter un certain nombre de risques, comme par exemple, pour les Etats, une difficulté à mettre en oeuvre de grands projets nationaux ; mais avec la diminution de leurs moyens financiers et leur incapacité à entretenir, comme ils le faisaient auparavant, un large réseau de clients à travers une administration surabondante ou à travers les sociétés d’Etat, on assiste déjà à une fragilisation des Etats. On pourrait alors assister à un repli des régions sur elles-mêmes, voire à des poussées sécessionnistes comme il en existe déjà dans certaines zones du continent africain. En dehors du risque politique que peut constituer la perte de contrôle de l’espace national, il y a le risque économique. En effet, si le modèle informel de l’activité économique, qui doit rester un système transitoire devant permettre à divers secteurs de l’économie d’exister puis de prendre leur essor, se généralise et perdure, cela pourrait conduire à la faillite de l’Etat, et à la disparition du peu de services publics existant encore (l’éducation et la santé) et qui sont primordiaux dans le contexte actuel.

Il s’agit alors de trouver un moyen de se prémunir contre ces risques, et non d’endiguer la tendance (constatée par de nombreux auteurs dont Grégoire ou Lambert) des groupes d’individus à prendre inéluctablement une distance vis-à-vis du cadre des Etats-nations, et d’en jouer. Un des prolongements de notre étude pourrait alors être la recherche d’une nouvelle définition du rôle des acteurs en présence. L’évolution actuelle passe en effet par une recomposition, une reconsidération du rôle respectif de chacun, Etat, acteurs économiques, producteurs, consommateurs, commerçants, entrepreneurs, et la prise en compte de leurs modes de fonctionnement et de leurs logiques propres. Ces logiques s’inscrivent dans des espaces sociaux et géographiques mouvants qu’il faut pouvoir identifier, accepter, et intégrer dans une dynamique de développement. Les périphéries ne sont pas forcément transnationales et de nombreux atouts peuvent aussi en permettre la formation à un niveau strictement national. Ces atouts seraient mis en évidence par l’étude plus systématique des places secondaires et de leur interaction avec leur environnement immédiat. Une meilleure connaissance des facteurs de dynamisation régionale devrait permettre aux autorités, de générer des politiques de développement spécifiques, ou au moins d’éviter d’entraver le processus de développement à un niveau local.

Notes
53.

La limite des 100 Km adoptée et qui semble convenir ici, peut être différente dans le cas d’autres Régions, ou pour cette même Région dès lors que ce sont d’autres phénomènes qui sont étudiés. Une délimitation nette et précise de cette entité Région n’a cependant, selon nous, rien de primordiale.

54.

Madaoua par exemple a l’atout d’être un ’grenier’ régional, et de disposer d’un village-marché qui fédère une fois par semaine les populations de la région. Maradi est bien connu pour l’aptitude de ses habitants au commerce.