1. INTRODUCTION

La problématique sociale de l'insertion est un objet de recherche récurrent depuis près de vingt ans.

Trouver un cheminement singulier dans le foisonnement de recherches développées ces dernières années constitue un défi qu'il s'agit de relever avec modestie. Le ressort de cette volonté de mener à bien un travail sur cette problématique tant débattue réside dans la nécessité d'explorer d'autres voies dans l'espoir toujours un peu démesuré d'éclairer autrement des débats devenus tant polémiques.

Innombrables sont en effet les questions qui sous-tendent, traversent, dépassent cette mystérieuse nébuleuse qu'est "l'insertion". Les questions qui se sont posées à moi avec le plus d'acuité pourraient s'agréger autour de l'interrogation suivante : quel sens les publics socialement catégorisés comme "en insertion" donnent-ils au travail ? Dans un contexte où chômage rime avec précarité, exclusion, sans-abri, pauvreté, il peut paraître quelque peu déplacé de se poser la question dans ces termes-là. Il irait sans dire, sans questionner, sans mettre en doute, que le travail ne peut rimer qu'avec nécessité, besoin, impératif. Lorsque plus de 3 millions de personnes sont recensées à l'ANPE comme demandeurs d'emploi, lorsque plus de 1 million de personnes bénéficient du Revenu Minimum d'Insertion, lorsque plus de 500.000 personnes n'ont pas de domicile fixe, le travail ne peut que se décliner dans les termes de l'inconditionnelle nécessité, car l'absence de travail est alors devenue cause de désaffiliation, de déliaison, de désinsertion. Il faut alors insérer. Et en dehors du travail, dans sa version salariée qu'est devenu l'emploi, point d'autre alternative n'a été jusqu'alors trouvée pouvant mener à ce précieux trésor qu'est devenue l'insertion.

La "lutte contre le chômage" s'est constituée comme impératif national depuis le début des années 80. Dans ce contexte, ont été mis en oeuvre une succession de dispositifs visant "l'insertion sociale et professionnelle des jeunes". Afin d'assurer l'opérationnalité des mesures mises en place dans le cadre de ces dispositifs et de répondre de façon décentralisée aux problèmes posés par un chômage croissant, des structures diverses et polymorphes ont été implantées. C'est au sein d'une de ces structures qu'un projet de recherche a pris naissance au début des années 90. Dotée d'un statut mixte de "conseillère en insertion professionnelle"1 dans une Mission Locale et de "doctorante" en sociologie, j'ai construit mon parcours de recherche dans une dialectique permanente entre action et réflexion.

Cette position d'observatrice participante, toute aussi riche qu'ambiguë, m'a confrontée à la complexité des pratiques d'insertion professionnelle des jeunes de 18 à 25 ans que j'avais pour mission d'insérer. Malgré un contexte objectif marqué par la croissance inexorable du chômage et donc par la nécessité de s'adapter, pouvait-on du moins l'imaginer, aux exigences accrues d'un marché du travail toujours plus sélectif, nombre de ces jeunes, hommes et femmes, adoptaient des conduites déconcertantes pour la "conseillère en insertion" que j'étais. Du jeune homme révolté par un parcours d'éternel stagiaire qui ne mène à rien, qui trouve un emploi en contrat à durée indéterminée pour l'abandonner aussitôt, à la jeune femme fraîchement diplômée qui décide de se réorienter après quinze jours d'infructueuses recherches d'emploi, en passant par l'intérimaire occasionnel qui refuse de s'engager dans une relation contractuelle davantage stabilisée, toutes ces figures de l'insertion venaient me dire la multiplicité et la complexité des conduites d'accès au marché du travail.

La progression du chômage, qui en quelques années avait fait advenir la société française au rang de société du chômage, ne semblait pas pour autant avoir réduit le travail à sa seule nécessité. Fallait-il mettre cela sur le compte de l'insouciance de la jeunesse, de l'étrangeté de quelques cas atypiques pourtant bien nombreux, de troubles psychologiques inférés par cette situation de crise sociale généralisée ? Ni plus ni moins pertinentes, ces hypothèses ne s'inscrivaient pas dans le registre de problématisation qui serait le mien.

Il s'agirait pour moi de comprendre le sens attribué au travail par ces jeunes hommes et jeunes femmes. Car si la société française semblait bel et bien confrontée à une crise de l'emploi qu'attestait un chômage endémique, une autre crise, corrélative, pouvait affecter plus en profondeur l'édifice social français. Une crise du travail. C'est-à-dire pas seulement une difficulté d'adéquation entre offres et demandes d'emploi, mais une difficulté à donner du sens au travail. Une difficulté à faire du travail une activité signifiante, une activité à laquelle l'individu puisse s'identifier. Car quel est l'enjeu du travail dans la société française contemporaine si ce n'est un enjeu identitaire ?

La crise de l'emploi, loin de réduire les difficultés d'orientations professionnelles de jeunes confrontés à un marché du travail qui réduit chaque jour le champ des possibles, viendrait au contraire cristalliser une difficulté à s'identifier à un emploi le plus souvent insignifiant car ne correspondant pas aux attentes.

Si le travail est bien au coeur d'un enjeu de définitions de soi, hommes et femmes pourraient alors avoir des attentes par rapport au travail quelque peu différentes. C'est toute la complexité des pratiques d'insertion professionnelle de ces jeunes hommes et jeunes femmes que je m'attacherai à mettre en évidence, tout à la fois dans leur singularité et dans leur représentativité .

Les différences hommes-femmes ont constitué la base des recherches initiées dans la lignée des mouvements féministes des années 60. Cette impérieuse nécessité de dévoiler les processus de domination dont étaient victimes les femmes a répondu à un contexte socio-historique marqué, à la fois par la montée de l'individualisme et la revendication d'indépendance des femmes, et par la valorisation du travail comme travail-réalisation de l'individu. Les inégalités entre hommes et femmes repérées sur le marché du travail sont dès lors apparues d'autant plus insupportables que le travail était en train de se construire socialement comme vecteur d'indépendance et de réalisation de soi. Animées par une logique militante, la plupart des recherches réalisées dans cette mouvance se sont attachées à pointer tous les processus de différenciation entre hommes et femmes à l'oeuvre dans la vie sociale, négligeant bien souvent les différences entre individus de même sexe, et imposant surtout un cadre épistémologique dominé par une logique de la différence-inégalité. Pour nécessaire qu'il ait été, ce cadre épistémologique nécessite aujourd'hui d'être réinterrogé comme cadre de réflexions historiquement situé. Car ce cadre épistémologique en s'imposant comme cadre dominant de l'analyse des rapports sociaux de sexe semble avoir induit un cadre de légitimité qui interdirait de penser que les femmes, dans certaines situations, peuvent être favorisées par rapport aux hommes.

Car la problématique sociale de l'insertion, qui, statistiquement, atteste une fois encore d'une situation fortement discriminante pour les femmes, plus touchées quantitativement par le chômage que les hommes, pourrait bien révéler une situation beaucoup plus contrastée lorsqu'il s'agit d'appréhender de façon qualitative le vécu du chômage.

Dans un premier temps, je m'attacherai à situer et définir la problématique de ce travail.

Pour cela, quelques détours se sont imposés. Aborder la question du sens du travail pour les jeunes hommes et les jeunes femmes fréquentant les dispositifs d'insertion nécessitait quelques mises en perspectives.

Il s'agira tout d'abord de réinterroger le cadre épistémologique qui a prévalu à la constitution et au développement du champ de recherches sur les femmes. Et ce, afin de sortir d'un cadre qui impose de ne considérer les femmes que comme victimes d'un contexte social qui les rabaisse au rang de dominées et d'exploitées. Car, différentes, il leur faudrait nécessairement décliner cette "étrangeté" dans les termes de l'inégalité. Ce cadre épistémologique trouve ses fondements et ses justifications dans un contexte historique, celui de l'après-guerre, marqué par l'essor d'une société capitaliste qui a promu la femme au rang de garante du foyer familial, l'éloignant progressivement des sphères professionnelles et politiques. Il impose de revoir ce cadre dès lors que le contexte socio-historique change.

Les femmes accèdent de plus en plus nombreuses au marché du travail, dans des proportions qui se rapprochent de celles des hommes. Les femmes sont de plus en plus qualifiées, et le sont dans des proportions de plus en plus importantes. Ces avancées ne sauraient toutefois masquer un tableau qui demeure fortement contrasté. Les salaires enregistrent encore de notables écarts entre les sexes. Les postes les plus prestigieux dans la hiérarchie professionnelle restent largement occupés par les hommes. Bien qu'en moyenne plus qualifiées que leurs homologues masculins, les femmes n'accèdent pas à des emplois aussi bien rémunérés et autant valorisés que les hommes. Des différences marquées du sceau de l'inégalité statistique demeurent incontestablement.

Lorsqu'il s'agit d'observer les tendances statistiques du chômage, des différences significatives attestent là encore d'incontournables inégalités d'accès au marché du travail.

C'est pour tenter de remédier à ces inégalités qu'ont été pensés, dès le début des années 80, des projets visant la diversification de l'orientation professionnelle des filles. Des inégalités demeurent car les filles continuent de s'engouffrer dans des filières professionnelles dévalorisées et sans perspectives d'avenir. Il leur faut donc vaincre les préjugés et se professionnaliser dans des secteurs jusqu'alors investis par les hommes. Quinze ans après la situation perdure identique à elle-même. A un détail près, et il est de taille. Les professions masculines, qui avaient été présentées comme l'issue salvatrice à l'inégalité d'accès des femmes au marché du travail, sont à leur tour fortement menacées par la disparition des postes de travail.

Il y a 30 ans l'emploi fleurissait en abondance, et il était bien normal que dans un tel contexte d'euphorie économique on s'interroge sur la petitesse qualitative et quantitative de la part de gâteau réservée aux femmes. Aujourd'hui le gâteau a fondu, les postes de travail disparaissent, l'emploi, tel qu'il s'est normativement institué depuis les Trente Glorieuses, n'est plus un possible pour tous. Les statistiques continuent d'enregistrer des taux de chômage défavorables aux femmes, et une précarisation de l'emploi qui touche davantage les femmes que les hommes.

Une fois encore les femmes sont statistiquement discriminées par rapport aux hommes. Mais peut-on passer du fait à l'interprétation du fait sans recourir aux points de vue des intéressés ? Je reviendrai sur ces questions épistémologiques et méthodologiques lors de développements ultérieurs, mais je souhaitais d'ores et déjà introduire ces questionnements qui ont partie liée avec la problématique.

Pour le dire autrement, une inégalité statistique qui attesterait d'une discrimination nous renseigne-t-elle nécessairement sur la façon de vivre cette discrimination ? Les femmes sont davantage touchées que les hommes par la crise de l'emploi, en souffrent-elles pour autant davantage ?

S'interroger sur la souffrance éprouvée permet de poser la question de l'insertion autrement qu'il n'est d'usage.

D'ordinaire, il s'agit de chercher à déterminer les causes des difficultés d'insertion sur le marché du travail, les caractéristiques des parcours menant ou non à l'insertion, et ce en déterminant les variables les plus significatives. Les jeunes femmes les moins qualifiées enregistrent les taux de chômage les plus élevés. Toutefois, ce ne sont pas nécessairement elles qui expriment les plaintes les plus fortes. Est-ce alors l'effet d'un processus d'intériorisation de la domination qui permet du fait de sa méconnaissance l'acceptation des situations les plus intolérables. Situations "naturalisées" car méconnues dans leurs enjeux socio-historiques. Mais ne serait-ce pas également la conséquence d'attributions de sens différentes ?

Nous nous interrogerons donc sur les multiples significations du travail. Le travail, en voie ou non de disparition, tend indubitablement à se faire plus rare dans sa version salariée qu'est l'emploi, et principalement l'emploi à temps plein et à durée indéterminée. Il n'en demeure pas moins un objet d'appropriations contradictoires. Si sa rareté lui confère une valeur inestimable pour ceux et celles qui sont à sa recherche, nombre de ceux et celles qui en sont pourvus voudraient bien s'en délester quelque peu. Objet d'adulation et de haine, le travail se situe au coeur d'enjeux multiples qu'il s'agit d'identifier avant de tirer des conclusions trop hâtives sur ce qu'il représente pour ceux et celles qui en sont pourvus ou dépourvus.

Un détour historique et anthropologique m'est apparu fondamental pour cerner davantage les contours de cet intemporel qu'est le travail. Humiliant ou valorisant, secondaire ou incontournable, le travail se décline sous des formes multiples qui nous disent toute la relativité de son statut. Qu'en est-il alors aujourd'hui ?

Dans un contexte de progression continue du chômage, le travail prend-il un sens différent ? Symbole par excellence d'activité, le travail plonge ceux et celles qui en sont privés dans une "inactivité" stigmatisante. Quoique considérés comme "actifs" au regard des données statistiques, les demandeurs d'emploi sont placés dans une situation "d'inactifs" du fait de l'absence temporaire de contrat qui les lie à la société. Ils sont "inactifs" en ce qu'ils sont considérés comme "inutiles" à la société, car non "productifs". Cette catégorie sociale du chômage est historiquement chargée d'enjeux visant à définir ce qu'est ou n'est pas le travail. Nous le verrons, cette entreprise de légitimation du "travail", initiée au siècle dernier, visera à normaliser un rapport au travail qui se devait et se doit de répondre aux critères de productivité de l'économie capitaliste dominante. Le chômage n'indique donc pas seulement l'état de celui ou celle qui est temporairement privé de travail, mais l'état de celui ou celle qui est privé du travail tel qu'il est socialement normé à une époque déterminée.

C'est au coeur de cet enjeu de normalisation du rapport au travail que s'inscrit la problématique de l'insertion. Il s'agit, ou plutôt il s'agirait, de permettre à tout individu qui le souhaite d'accéder à un emploi tel qu'il est socialement légitimé. Bien qu'en régression constante au profit de situations d'emploi particulières, le contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein constitue encore le contrat de travail de référence. Cette norme d'emploi, constituée après-guerre, s'est imposée comme la référence de ce que constitue un "vrai travail". Toutes les formes d'emploi particulières qui se succèdent et se superposent au fil des dispositifs publics mis en place pour contrôler la crise de l'emploi ne constituent donc que des mesures palliatives visant à maintenir les individus dans des dynamiques d'insertion qui devraient, in fine, les mener à une insertion définitive par l'accès à un "métier", figure idéale de l'emploi stable et à temps plein.

L'insertion ainsi considérée ne devait donc constituer qu'une étape dans un parcours balisé pour mener à l'emploi stable et définitif. Cette conception qui a pu animer les politiques d'insertion initiées au début des années 80, ne peut plus fonctionner à la fin des années 90, après bientôt vingt ans d'une succession de politiques qui n'ont pu contenir l'hémorragie. Les professionnels de l'insertion assistent impuissants à l'enracinement et au durcissement de situations d'emploi qui ne sont plus seulement particulières et temporaires, mais "précaires" et durables.

Initialement associée à la jeunesse, l'insertion n'est plus une catégorie descriptive de la seule situation des jeunes sortant du système scolaire. Les situations d'emploi particulières se sont étendues à une partie croissante de la population, même si les jeunes de 18 à 25 ans demeurent la catégorie sociale la plus touchée par la précarité de l'emploi. Dès lors que l'insertion échappe à la notion de transition, l'accès à l'emploi ne constitue plus une étape dans le parcours de jeunes, mais un mode généralisé et renouvelé d'accès à l'emploi pour des catégories de plus en plus diversifiées de population. La précarité de l'emploi, du chômage au contrat de travail à durée déterminée, pourrait alors peu à peu se constituer en nouvelle norme du travail, et initier de nouvelles modalités de socialisations professionnelles.

Il s'agira donc de cerner comment cette redéfinition du travail se décline différentiellement entre les sexes. Hommes et femmes ne se distribuent pas de façon identique sur le marché du travail et sur le marché de l'emploi. Secteurs d'activités et formes d'emploi enregistrent des modalités de répartition entre les sexes qui attestent de segmentations significatives entre hommes et femmes.

Au regard des paramètres quantitatifs, hommes et femmes n'accèdent pas aux marchés du travail et de l'emploi dans les mêmes termes. Pour autant, hommes et femmes ont-ils des attentes par rapport au travail différentes ? Le sens conféré au travail par les unes et les autres est-il significativement différent ?

C'est dans la dernière partie de ce travail que je proposerai, par l'analyse qualitative de récits de vie de jeunes, hommes et femmes, dits en "insertion", un modèle de compréhension de rapports au travail marqués du sceau de la différence des sexes. Car il s'avère en effet que le sens conféré au travail par les unes et par les autres ne renvoie pas tout à fait à la même logique. Enjeu identitaire fort, le travail se constitue comme source quasi exclusive d'identité pour les hommes dans une temporalité exclusivement axée autour de la temporalité professionnelle, alors que pour les femmes il semble bien qu'il demeure "une" source d'identité parmi d'autres, dans une temporalité marquée par un temps féminin spécifique. Cela pourrait alors expliquer, que malgré des taux de chômage record, les jeunes femmes ne sont pas nécessairement les plus touchées, qualitativement, en termes de souffrance, par le chômage.

Mais avant cela, il nous faudra, dans un deuxième temps, aborder les implications méthodologiques d'une posture épistémologique qui est celle de la sociologie compréhensive.

L'hypothèse centrale de ce travail est qu'au-delà d'une crise de l'emploi qu'attestent chaque jour les chiffres du chômage, une crise du travail, du sens du travail, menace la cohésion sociale. Il y a crise du travail car l'emploi ne se contente pas de se faire plus rare, il se transforme. De stable, définitif et garant des besoins essentiels, l'emploi est devenu instable, de courte durée et n'assurant plus les minimums nécessaires. On peut désormais, à nouveau, travailler et être pauvre. Dans une société qui dispose encore d'un système de redistribution sociale fort, permettant à chacun et chacune de bénéficier d'un Revenu Minimum, à quoi cela sert-il alors de travailler, si s'ajoutant à cela, l'emploi occupé n'apporte aucune satisfaction personnelle ? Travailler ne va plus de soi, car cela ne constitue plus nécessairement une activité significative génératrice d'identité.

Les jeunes demandeurs d'emploi de 18 à 25 ans qui fréquentent les dispositifs d'aide à l'insertion sont au coeur de ces bouleversements. Leurs démarches de recherche d'emploi s'inscrivent dans la logique de dispositifs qui mettent en place des panoplies de mesures d'aide à l'emploi, qui constituent davantage des palliatifs que de réels outils d'aide à l'insertion. Tel un "jeu de l'oie", ces dispositifs conduisent les jeunes qui en acceptent le jeu à se déplacer d'une mesure à l'autre, avançant, reculant, au gré des opportunités, du hasard. Les parcours d'insertion s'apparentent alors davantage à un enchaînement désordonné et aléatoire de "coups" qu'à la construction de réelles trajectoires de formation-qualification ayant pour objectif des projets de professionnalisation déterminés. Le concept de parcours sera mobilisé tout au long de ce travail afin de rendre compte du caractère "éprouvant" d'itinéraires marqués par des obstacles successifs.

La précarité des expériences de travail réalisées correspond ainsi tout autant à la nécessité d'adaptation à un marché du travail toujours plus sélectif, qu'à des pratiques complexes et diverses de "mise à distance"2 temporaires d'identités professionnelles dévalorisantes et non signifiantes. Ces pratiques de mise à distance, par le recours aux missions intérimaires, aux stages de formation, etc., permettent aux jeunes de se constituer des capitaux d'expériences, des capitaux relationnels et financiers, sans pour autant impliquer leur personne dans la construction d'identités professionnelles stabilisées.

Ainsi, la précarisation de l'emploi imposée par les recompositions du marché du travail amène les jeunes à "faire de nécessité débrouille". Les emplois auxquels ils prétendent leurs sont, temporairement ou non, inaccessibles. Ils utiliseront alors les mesures d'aide à l'insertion et les contrats de travail temporaires comme ressources capitalisables. La précarité professionnelle n'est pas davantage subie que choisie elle est négociée au mieux.

Dans ce contexte le travail prend sens entre nécessité et plaisir, entre contrainte financière et besoin de réalisation personnelle. Nous verrons dans la dernière partie de ce travail comment se négocient ces articulations, et comment le travail peut, ou non, prendre sens dans les parcours d'insertion de ces jeunes, hommes et femmes.

Hommes et femmes veulent travailler, mais ils ne donnent pas nécessairement le même sens à cet objectif. Le travail ne se déclinera pas dans les mêmes termes pour les unes et pour les autres. Pour ces jeunes hommes le travail prend sens dans un horizon de qualifications ou d'expériences professionnelles qui permettront de décliner leur activité professionnelle en termes de "métier", pensé davantage comme lieu de "plaisir", de réalisation de soi, que comme travail alimentaire. Et ce, dans une temporalité principalement tournée sur le parcours professionnel. Pour ces jeunes femmes le travail prend davantage sens dans une temporalité limitée. Car la temporalité qui sous-tend leur parcours est davantage celle de la temporalité familiale et maternelle que celle de la temporalité professionnelle. Le travail prend alors sens dans une temporalité d'attente ; attente de la maternité, attente du mariage, et se décline bien davantage dans les termes de la nécessité que de l'épanouissement. C'est en tout cas ce que cette recherche s'attachera à mettre en évidence.

Dans un contexte de régression, non pas de la valeur travail, mais du travail en tant que source d'identité, il se pourrait bien alors que les femmes se trouvent, pour une fois, avantagées par rapport aux hommes. Car lorsque le travail se fait plus rare et épisodique, son absence est d'autant plus mal vécue qu'il s'est construit comme pivot de l'identité sociale, et ce davantage pour les hommes que pour les femmes.

Comprendre le sens que les jeunes hommes et jeunes femmes, fréquentant les dispositifs d'insertion, donnent au travail, nécessitent de comprendre le sens qu'ils donnent à leurs parcours d'insertion, appréhendés comme parcours ayant pour objectif l'accès à un emploi. C'est en effet en comprenant comment les successives étapes de ces parcours prennent sens, ou non, que l'on peut imaginer accéder à la compréhension de ce qui constitue l'horizon de ces parcours.

La signification que tout un chacun donne au travail n'existe pas "en soi". Elle se construit dans un ici et maintenant qui prend source dans une histoire, tout à la fois individuelle et collective, qui aura façonné une façon d'appréhender et d'agir sur l'environnement, qui déterminera un certain rapport au travail. Les parcours d'insertion seront ainsi déterminants, au même titre que le cursus scolaire, ou l'histoire familiale, dans la construction d'un rapport au travail qui n'est jamais qu'un rapport historiquement situé dans un parcours, donc temporaire. Il s'agira donc de mettre en évidence comment s'élabore, dans l'interrelation constante entre l'individu et l'environnement, la construction d'un processus social de catégorisation qui a pour enjeu la définition légitime du "travail".

Dans la volonté de comprendre ce rapport au travail, j'ai donc mis en oeuvre une démarche compréhensive basée sur l'analyse de récits de vie. Seule une approche qualitative fondée sur la mise en mots pouvait me permettre d'atteindre l'objectif visé de la compréhension.

Les individus ne sont pas de simples dépositaires des structures sociales, ils participent en tant que personnes à la construction permanente du monde social. Leurs pratiques et leurs visions du monde social participent des luttes symboliques pour la définition légitime de la réalité sociale. Les pratiques constituent autant d'expériences subjectives du monde social qui participent à la construction de systèmes de valeurs, eux-mêmes inducteurs de pratiques. C'est dans cette interrelation permanente entre pratiques et valeurs que les expériences du monde social se construisent comme signifiantes.

Une démarche compréhensive appuyée sur des récits de vie peut nous permettre de rendre compte des pratiques d'insertion et par là de construire le sens attribué au travail par les individus pour donner sens à la réalité sociale. Si le discours sur la pratique ne dit pas nécessairement la pratique, il revient alors au chercheur de construire des modèles de pensée capables de rendre compte du sens de la pratique indigène, qui reste le plus souvent ignoré en tant que tel par l'individu.

C'est donc également dans la perspective d'une sociologie constructiviste qui s'attache à comprendre les processus de constructions sociales de la réalité que je vais développer ce travail. <<Constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs>>3les réalités sociales ne s'imposent pas aux individus, elles se construisent dans des rapports de pouvoirs inégaux mais dynamiques.

La socialisation professionnelle participe du processus de construction de la réalité sociale en tant qu'elle représente un processus dynamique d'adaptation aux transformations sociales. En tant que déconstruction et reconstruction permanente de mondes professionnels en transformations, la socialisation professionnelle est au coeur de processus de constructions identitaires qui ont pour enjeux la définition légitime de la professionnalité et donc la reconnaissance des individus comme membres de collectifs professionnels signifiants.

Ce sera l'objet de la dernière partie de cette thèse que de rendre compte, par l'analyse compréhensive des récits de vie de Latifa, Christine, Nadine, Makram, Sylvain et Johan, des processus de constructions identitaires de jeunes en parcours d'insertion professionnelle. J'ai choisi d'analyser en profondeur les entretiens de ces six jeunes, parmi trente entretiens réalisés au cours de cette recherche, car ces entretiens constituent des "portraits" à la fois singuliers et représentatifs de cette catégorie des jeunes demandeurs d'emploi fréquentant une Mission Locale.

Nous verrons comment des parcours d'insertion professionnelle marqués par le chômage et la précarité professionnelle, mais bien davantage encore, marqués par des temporalités problématiques - temporalités professionnelles et familiales - empêchent la construction d'identités professionnelles signifiantes pour ces jeunes. Mais surtout, comment la précarité professionnelle est tout autant la cause que la conséquence, en tant que mise à distance d'activités professionnelles insignifiantes, d'impossibles identifications.

L'identité professionnelle est alors objet de processus de mise à distance, où hommes et femmes vont mettre en oeuvre des pratiques d'insertion professionnelle sexuellement différenciées, significatives de rapports au travail marqués du sceau de la différence des sexes. La socialisation professionnelle se révélera être au coeur d'un enjeu identitaire ayant pour objet la définition acceptable de soi.

Notes
1.

Les dénominations utilisées pour caractériser les métiers de l'insertion sont multiples. Dans les Missions Locales, les dénominations indigènes s'articulent principalement autour des vocables "accueillant", "correspondant" et "conseiller".

2.

J'emprunte ce concept à Laurence ROULLEAU-BERGER, 1993.

3.

CORCUFF (P), 1995, p17