2. UNE HISTOIRE DE FEMMES, DE TRAVAIL, DE CHOMEURS

2.1. DE LA SCIENTIFICITÉ DU CHERCHEUR

Les sciences sociales, nées à la fin du siècle dernier, ont dû se plier au diktat des sciences de la nature. L'objectivité, qui serait le garant de la scientificité des sciences humaines, est un objectif qui prend sa source dans la tradition positiviste héritée des sciences de la nature empruntes du mouvement rationaliste qui a désormais supplanté l'irrationnelle métaphysique. Mais leur objet, la société des individus, ne peut se plier aux conditions de l'expérimentation et de la reproductibilité qui prévalent dans les sciences de la nature.

Les sciences sociales, qui deviendront tantôt sciences de la culture, tantôt sciences humaines, seraient peut-être alors d'une autre nature. Plus historiques que physique sociale, les sciences de l'Homme s'attacheraient davantage à comprendre l'agir de l'être humain dans son rapport contextuel à l'environnement, qu'à déterminer dans une perspective essentialiste les principes universels qui régissent son activité. Il ne s'agirait donc plus de dire la vérité d'un être humain intemporel et universel, mais de comprendre le sens des actions humaines, dans un "ici" et "maintenant", jamais entièrement reproductible.

L'idée selon laquelle les actions humaines seraient régies par des lois intangibles a orienté le développement de nombreuses disciplines et, comme le note Jean-Claude PASSERON : ‘<<Les sciences de la société ont longtemps éprouvé la nostalgie d'un tel savoir régulateur, d'un savoir <<nomologique>> qui serait d'un meilleur aloi que celui qu'avaient improvisé les premiers théoriciens de la société ou de l'évolution. Elles ont sur la fin du XIXème siècle, espéré trouver cet appui dans les lois de la psychologie expérimentale, parfois dans celle de la démographie, ou, plus souvent, dans celles de l'économie, dont la combinaison avec un schéma évolutionniste a fait l'attrait transdisciplinaire du marxisme. La psychanalyse, à son tour, n'a pas manqué de réveiller le désir d'unification des principes qui sommeille en tout idéal du Moi scientifique (...)>’>4. Je m'accorde avec Jean-Claude PASSERON à penser que le raisonnement sociologique est d'une autre nature. Un raisonnement qui se situe entre le pôle du raisonnement historique et le pôle du raisonnement expérimental.

Comme le défend une fois encore Jean-Claude PASSERON, la sociologie est une discipline historique dans la mesure où ‘<<ses énoncés ne peuvent, lorsqu'il s'agit de les dire vrais ou faux, être désindexés des contextes dans lesquels sont prélevées les données ayant un sens pour ses assertions>>.’ La sociologie s'écarte du récit historique dans la mesure où elle met en oeuvre pour la spécificité de son raisonnement des ‘<<moments de raisonnement expérimental>>’, qui ne constituent que des étapes dans la construction du raisonnement sociologique. En cela,‘ <<le raisonnement statistique qui met en rapport des variables pour conclure, dans le langage de la probabilité, à des corrélations se fondant sur des constats empiriques est bien un raisonnement expérimental, mais il ne le reste qu'autant qu'il n'énonce rien sur le monde historique : dès qu'on met du sens dans l'énoncé de ses corrélations formelles, les phrases se chargent de contexte, dit ou non dit’>>5.

Le raisonnement sociologique parce qu'il s'inscrit tout entier dans un raisonnement contextualisé ne peut s'inscrire dans le régime de la "falsification" tel qu'il caractérise les sciences de la nature. Car l'expérimentation, qui fonde le régime d'administration de la preuve dans les sciences de la nature, ne peut se soumettre aux conditions de la reproductibilité. Dire le "vrai" ou le "faux" d'une proposition sociologique n'a de sens que rapporté au contexte jamais reproductible de l'énonciation de la proposition.

La sociologie comme science sociale est donc une science historique qui devra s'attacher à construire son régime d'administration de la preuve sur un raisonnement comparatif et interprétatif, organisé dans un modèle théorique.

En outre, le choix d'un modèle théorique ne résulte peut-être pas de la seule analyse rationnelle de son bien-fondé épistémologique. Ce choix résulte probablement tout autant d'une proximité de valeurs, qui prend sa source dans le creuset irrationnel de nos émotions, que d'un processus d'analyse critique de la pensée.

Si la réalité des faits sociaux s'impose à nous par le recours à des outils méthodologiques éprouvés scientifiquement, tels que les statistiques, il ne faut pas négliger que l'élaboration, comme l'utilisation, de ces outils répond à des critères de pertinence. Cet outil est-il pertinent pour valider, ou non, les hypothèses que je me propose d'éprouver à la réalité des faits ? Or ce qui détermine la pertinence n'est autre que le rapport entre le point de vue adopté et l'outil utilisé. Les méthodes quantitatives, comme les méthodes qualitatives, ne saisissent pas la réalité en soi. Elles s'inscrivent, comme outil méthodologique, dans la démarche analytique que détermine le point de vue adopté par le chercheur sur l'objet.

Autrement dit, un tableau statistique, comme un entretien non-directif, ne donnent pas à voir la réalité, ils contribuent, de façon spécifique, à l'éclairage de cette réalité, que le chercheur dans un processus de mise en cohérence, des sources, comme de lui-même, s'attache à rendre compréhensible.

Je me rapproche en cela des positions épistémologiques avancées par Max WEBER pour lequel ‘<<toute connaissance de la réalité culturelle est toujours une connaissance à partir de points de vue spécifiquement particuliers. Quand nous exigeons de l'historien ou du spécialiste des sciences sociales la présupposition élémentaire qu'il sache faire la distinction entre l'essentiel et le secondaire et qu'il possède les points de vue nécessaires pour opérer cette distinction, cela veut tout simplement dire qu'il doit s'entendre à rapporter - consciemment ou non - les éléments de la réalité à des "valeurs universelles de la civilisation" et choisir en conséquence les connexions qui ont pour nous une signification. Et si resurgit sans cesse l'opinion affirmant que ces points de vue se laisseraient "tirer de la matière même", cela ne provient que de l'illusion naïve du savant qui ne se rend pas compte que dès le départ, en vertu même des idées de valeur avec lesquelles il a abordé inconsciemment la matière, il a découpé un segment infime dans l'infinité absolue pour en faire l'objet de l'examen qui seul lui importe>’>6.

Mais si le point de vue du chercheur détermine un découpage du réel qui est le produit subjectif d'un intérêt subjectif, le chercheur devra s'attacher, par une méthode compréhensive à éviter les pièges d'une sociologie intuitive. Il s'agira donc, selon la définition wébérienne de la sociologie, de ‘<<comprendre par interprétation l'activité sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets>>’ 7, autrement dit, de saisir par interprétation le sens ou l'ensemble significatif visé par les agents.

Une chose est de constater la persistance du phénomène social que constitue le chômage, une autre est de l'expliquer par la mondialisation, l'inadaptation de la formation au marché du travail, la perte de sens du travail, etc. Tous ces facteurs explicatifs ont une pertinence potentielle qui n'est pas de l'ordre de la "vérité" mais résultent de "choix" qui s'originent dans le contexte scientifique de production d'analyses, dans l'école de pensée à laquelle aura été formé le chercheur, tout comme dans de multiples facteurs explicatifs plus ou moins émergents à la conscience du chercheur. Le choix qu'opère le chercheur de retenir l'un d'entre eux plutôt que les autres s'inscrit donc dans une proximité de "valeurs" avec l'objet ainsi éclairé. Poser que la crise de l'emploi, dont atteste le chômage, est tout autant une crise du travail, une interrogation sur le sens du travail, qu'un problème "mécanique" d'ajustement, c'est poser l'hypothèse que le point de vue ainsi adopté permettra de contribuer par un éclairage différent à l'explication et à la compréhension de ce fait social complexe.

Mettre au jour les écarts qui existent entre le modèle dominant du travail dans la société et le sens donné individuellement au travail par les agents peut nous amener à comprendre en quoi le travail est une activité, socialement et sexuellement différenciée, qui ne va pas ou ne va plus de soi. C'est ainsi se donner les moyens de comprendre en quoi la crise de l'emploi est peut-être plus fondamentalement une crise du modèle socio-économique dominant depuis plus d'un siècle, où hommes et femmes rejouent la partition du travail sur une mélodie à redéfinir de concert.

Notes
4.

1991, p25

5.

1991, p78

6.

1965, p 164

7.

WEBER (M), économie et société, Ed. PLON, 1995 (1971), p 28