2.2 DES ÉTUDES FÉMINISTES AUX ÉTUDES SUR LES FEMMES

Il s'agira ici d'éclairer les présupposés qui ont tissé la toile de fond des analyses "féministes" françaises sur la condition féminine et sur ce qui deviendra dans les années 80 les rapports sociaux de sexes. Car ces analyses prennent sens rapportées à leurs conditions objectives de production. Le champ de la sociologie des rapports sociaux de sexes va se développer sur le terreau du champ de la sociologie de la famille et sur celui des études féministes.

Dans le contexte de l'après-guerre, du boom économique des Trente Glorieuses, de nombreux changements bouleversent l'équilibre de la société française. L'entrée massive des femmes sur le marché du travail officiel, la baisse de la natalité, l'augmentation du nombre de divorces, le développement des familles monoparentales,...autant d'indicateurs qui révèlent une recomposition structurelle de la famille et de la société dans son ensemble.

La famille, enjeu de société, devient objet de toute l'attention des chercheurs en sciences humaines. La famille jusqu'alors, mais depuis peu, espace clos du privé, domaine réservé d'un éternel féminin mythifié par l'idéal bourgeois de la femme au foyer, mère nourricière et garante de l'équilibre familial, mais aussi social, pourrait se transformer et engendrer d'autres transformations. La dichotomie entre la sphère de reproduction des individus, la famille, et celle de production de biens, l'entreprise, est dénoncée comme conséquence du système capitaliste qui promeut, à l'excès, une logique de la division du travail qui instaure l'autonomisation de la production et l'éviction des femmes de cette même sphère8.

Dès les années 60, accompagnées par le souffle des mouvements féministes, les mères de famille investissent le marché du travail pour ne plus le quitter. Il n'est désormais plus incompatible d'assumer, dans le même temps, responsabilités familiales et activités professionnelles rémunérées. Avec Andrée MICHEL le travail salarié devient source d'émancipation de la femme et espace privilégié de la revendication égalitaire : ‘<<en contestant à l'homme-mari le droit de prélever une plus-value tant morale que financière sur le travail domestique de son épouse, à l'homme-compagnon de travail de s'ériger en chef grâce aux discriminations de promotion et de salaire, les mouvements de libération attaquent à la racine l'un des fondements de la relation de subordination et d'exploitation de l'homme à l'égard de sa semblable, relation qui est l'archétype de toutes les relations de domination encore en vigueur dans les sociétés contemporaines>’>9.

Anthropologues et historiennes, car femmes pour la plupart, s'attacheront à mettre en évidence les rapports de domination que les hommes imposent aux femmes, en tout lieu et en tout temps. ‘<<La subordination féminine est évidente dans les domaines du politique, de l'économique et du symbolique. Sur le plan économique les femmes sont le plus souvent confinées à la sphère domestique dont elles ne sortent d'ailleurs jamais absolument : les femmes qui ont un travail salarié doivent combiner de fait les deux activités. Sur le plan symbolique : dans les deux cas et sans souci de contradiction entre les deux versions (la femme brûlante, la femme froide ; la femme pure, la femme polluante), ce discours symbolique renvoie à une nature féminine, morphologique, biologique, psychologique. Peut-on dire que cette domination masculine est universelle ? (...) Ces réserves faites (pas de recensement exhaustif de toutes les sociétés humaines, et de plus toutes les sociétés connues ne sont pas décrites), qui impliquent l'absence de preuves scientifiques absolues, il existe une forte probabilité statistique de l'universalité de la suprématie masculine, qui résulte de l'examen de la littérature anthropologique sur la question.>’>10.

Ce que Françoise HÉRITIER caractérise encore de << butoir ultime de la pensée>>, cette observation de la différence des sexes sur laquelle se fonde une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l'identique au différent, le même à l'autre. Ce principe d'opposition dans lequel s'originent et se justifient toutes les dominations et qui porte Pierre BOURDIEU à penser de façon analogue ‘que <<l'universalité de fait de la domination masculine exclut pratiquement l'effet de "dénaturalisation" ou, si l'on préfère, de relativisation que produit presque toujours, historiquement, la rencontre avec des modes de vie différents, propres à faire apparaître les "choix" naturalisés de la tradition comme arbitraires, historiquement institués, fondés dans la coutume ou la loi et non dans la nature>’>11. Ajoutant : ‘<<Du fait qu'il est inscrit et dans les divisions du monde social ou, plus précisément, dans les rapports sociaux de domination et d'exploitation qui sont institués entre les sexes, et dans les cerveaux, sous la forme des principes de di-vision qui conduisent à classer toutes les choses du monde et toutes les pratiques selon des distinctions réductibles à l'opposition entre le masculin et le féminin, le système mythico-rituel est continûment confirmé et légitimé par les pratiques mêmes qu'il détermine et légitime’>>12.

Mais Françoise Héritier ouvre une brèche qui laisse la possibilité d'imaginer un principe de domination contextualisé et donc non inéluctable en justifiant la domination masculine par la nécessité pour les hommes d'imposer un contre-pouvoir au pouvoir de procréation des femmes : ‘<<les façons dont il se traduit dans les institutions sociales et le fonctionnement des divers groupes humains sont variés, mais c'est un fait d'observation générale que la domination sociale du principe du masculin. J'en suis arrivée à la conclusion hypothétique qu'il s'agit moins d'un handicap du côté féminin que de l'expression d'une volonté de contrôle de la reproduction>’>13. La "domination masculine" est l'expression, que l'on peut supposer contextualisée, d'un contre-pouvoir que les hommes ont mis en place pour équilibrer leurs relations avec les femmes. Ainsi, l'histoire des rapports entre les hommes et les femmes serait une histoire de rapports de force, dont les recherches anthropologiques et historiques nous apportent jusqu'à aujourd'hui peu de preuves d'équilibre, mais ne suppriment pas néanmoins la possibilité.

Marie Noëlle CHAMOUX va interroger le principe de la domination masculine en posant que ‘<<la division du travail, qui s'accompagne habituellement d'une certaine part de hiérarchie dans les statuts sociaux, n'entraîne pas toujours une valorisation ou une dévalorisation des activités correspondantes. Il est bien connu, que dans notre société, une tâche ou une profession qui se féminise se dévalorise du même coup, économiquement et socialement. Or un tel phénomène n'est nullement général. Chez les Nahuas du Mexique, les travaux attachés au statut féminin ne sont l'objet d'aucun mépris, et sont conçus comme tout aussi respectables que ceux des hommes. Ils sont "autres", comme le sont les travaux des dieux, des animaux, des chamans, des gouvernants, des généraux, des ustensiles de cuisine, etc...>’>14

Les sociologues qui contribuent à la constitution d'une sociologie des rapports sociaux de sexes sont issues d'une génération de femmes portées par cette idéologie du travail comme vecteur d'émancipation. Depuis l'après-guerre, le travail salarié s'est considérablement développé. Il est devenu le moyen privilégié d'accès à la société de consommation naissante et un vecteur d'ascension sociale inespéré. Dès lors, pour que les femmes puissent approcher l'idéal égalitaire et lutter à armes égales avec les hommes, sur le même terrain, il convient de dénoncer toutes les entraves qui font obstacle à leur conquête du marché du travail.

En outre, l'époque est marquée par un universalisme triomphant, où l'homme, référence absolue de l'humanité - qu'un "H" majuscule ne suffit que trop peu à distinguer d'un "h" minuscule - est posé comme le modèle vers lequel il va de soi qu'il faut tendre. L'homme est à l'androcentrisme ce que l'occidental est à l'ethnocentrisme, le modèle à partir duquel s'évalue tous les autres.

Le féminisme français des années 60 s'inscrit dans cette tradition de pensée universaliste qui pense l'égalité dans le sens de l'identité. Simone de BEAUVOIR incarnera cette figure du féminisme pour lequel il faut aux femmes investir les domaines réservés des hommes en s'identifiant à leurs modèles de comportement. C'est dans les années 80 que les débats féministes vont se complexifier avec l'affirmation d'une tendance "différentialiste", incarnée notamment par Luce IRIGUARAY pour laquelle il faut, non plus tenter de s'identifier aux hommes, mais revendiquer une spécificité féminine, qui paradoxalement viendra souvent frôler l'essentialisme contre lequel se sont constitués les mouvements féministes. Ce "nouveau féminisme"15, très critique à l'égard du monde masculin, va quitter le référentiel de la "femme opprimée" pour mettre en avant les "valeurs positives" de la femme que les mouvements féministes vont s'attacher à défendre et revendiquer.

Ce qui est en jeu dans les débats qui animent le mouvement féministe français dans les années 80 semble bien être la question de "l'identité féminine". Comme le pointe Claire DUCHEN, politologue anglaise : ‘<<Un des premiers objectifs du féminisme occidental des années soixante-dix a été la découverte et la mise en avant du groupe "femme" en tant que corps social et en tant que catégorie d'analyse. Autrement dit, l'analyse du patriarcat, de l'oppression spécifique des femmes. (...). L'idée de partager une condition, une oppression, a été progressivement remplacée par l'insistance sur la célébration de la diversité, et la reconnaissance que bien des textes féministes, pensant s'adresser aux "femmes" en général, s'adressaient en fait à un groupe restreint de femmes, et ignoraient les exclusions qu'ils opéraient.>’>16

Ainsi, les débats au sein des mouvements féministes mettent en perspective des tendances différentes qui s'attacheront au fil des ans à faire reconnaître le bien-fondé de leurs présupposés. Pour les unes, il s'agit de lutter contre l'oppression dont sont victimes les femmes en pointant la domination patriarcale, redoublée de l'exploitation capitaliste, comme la cause de cette inégalité sociale qui est une construction socio-historique qu'il faut s'attacher à réinterroger. à partir de là, certaines revendiqueront une lutte pour l'égalité de condition avec les hommes pensée dans les termes de l'identique, d'autres préféreront pointer la spécificité féminine pour penser une égalité dans la reconnaissance des différences. Pour d'autres enfin, il deviendra bientôt nécessaire de rompre la fusion du groupe "femme" ainsi constitué pour penser la diversité d'une condition féminine plurielle et non réductible à un modèle unique et universel de femmes, modèle de surcroît menacé par un essentialisme contre lequel le mouvement féministe s'est érigé à ses débuts. Car la question des "différences" posée par les mouvements féministes - différences entre les sexes - ne doit pas ignorer celle des différences entre femmes, comme celle des différences entre hommes. Les intérêts et revendications des femmes de la classe ouvrière ne sont pas les mêmes que ceux des femmes de la bourgeoisie, tout comme ceux des femmes noires diffèrent de ceux des femmes blanches.

Et ainsi de se poser la question après des décennies de luttes, au moins symboliques, entre hommes et femmes, de recherches attachées à mettre en évidence les différences entre les unes et les autres, s'il ne serait pas temps de déconstruire, à son tour, l'homogénéité présumée de la classe des "hommes". Pour être longtemps restée la catégorie référente de l'humanité, à partir de laquelle s'évaluaient tous les particularismes, la catégorie des "hommes" est demeurée exempte d'investigations qui apparaissent aujourd'hui nécessaires à la meilleure compréhension des relations socio-sexuées.

L'utilisation du concept de "genre", principalement outre-Atlantique, paraît à ce titre significatif pour Claire DUCHEN de cette tendance actuelle à déplacer l'objet de l'analyse du côté des rapports entre les sexes, plutôt que du côté des "femmes"17, ce qui l'amène à s'interroger sur le devenir des mouvements féministes dès lors qu'est abandonnée l'hypothèse fondatrice du mouvement : à savoir une oppression commune fondée sur le sexe.

Dans cette perspective Michèle FERRAND se proposera dans une étude sur la "Paternité et vie professionnelle"18 de ‘<<poser, à propos des hommes, les questions traditionnellement posées aux femmes>>’. Ce qui l'amènera à poser la question des rapports entre les sexes de la façon suivante : ‘<<Le fait que les femmes, dans l'ensemble, se trouvent aux emplois les moins qualifiés, qu'à niveau de qualification égale leur rémunération est moindre, qu'elles sont plus souvent et plus longtemps au chômage n'est pas pris en compte pour montrer que cela entraîne aussi l'enfermement des hommes dans une fonction uniquement économique.>’>19

C'est dans une perspective similaire que s'inscrira ce travail. Dans la volonté de déconstruire l'a priori d'une condition masculine éternellement et universellement avantagée par rapport à la condition féminine. Non pas en niant l'évidence de conditions sociales qui tendent, de façon générale, à placer les femmes dans des situations défavorables par rapport aux hommes, mais en essayant de construire une analyse des pratiques d'insertion professionnelle des jeunes hommes et des jeunes femmes - analyse attachée à comprendre le sens que ces jeunes donnent au travail - attentive aux souffrances des unes et des autres.

Car le travail s'est construit pour les femmes dans les années 60 comme travail "libérateur", moyen d'accès privilégié à l'indépendance économique. Plus de vingt ans de crise de l'emploi ont peut-être aujourd'hui reconstruit le sens du travail dans des termes quelques peu renouvelés. Comme le pointent très justement Annie BORZEIX et Margaret MARUANI, il ne faut pas se contenter de poser le travail dans une alternative ‘<<travail aliénant ou travail libérateur>’>20, mais penser le travail à la fois comme travail libérateur en ce qu'il représente un emploi garant d'indépendance économique, et comme travail aliénant car il peut aussi représenter un travail dénué d'intérêt, très ‘<<loin de l'exaltation du travail bien fait, de la belle ouvrage, ou de l'amour du métier>’>21. Aujourd'hui cependant, le travail est devenu pour beaucoup de jeunes, de femmes, mais aussi de plus en plus pour beaucoup d'hommes adultes, davantage un travail "aliénant" que "libérateur", car les ressources financières qu'il parvient à garantir, parfois de temps en temps seulement, ne suffisent plus à assurer une indépendance économique. Le sens du travail, pour les femmes comme pour les hommes, et plus spécifiquement dans le cadre de cette recherche, pour les jeunes femmes et les jeunes hommes en parcours d'insertion professionnelle par le biais d'une Mission Locale, doit alors se reconstruire pour tenter de prendre cohérence dans un processus de construction identitaire qui a constitué, depuis quelques décennies, le travail comme pivot. Et pas seulement le travail "gagne-pain", figure du travail aliénant, mais surtout le travail "épanouissement", figure de ce travail libérateur qui avait mobilisé les féministes des années 60 pour que les femmes, et toutes les femmes, y gagnent davantage de place et une place plus avantageuse. Ainsi, aujourd'hui où le travail semble davantage prendre la figure du travail "aliénant" que celle du travail "libérateur", les jeunes hommes pourraient souffrir tout autant, sinon davantage que les jeunes femmes, de cette situation sociale qui laisse en friche, temporairement ou non, la construction sociale et professionnelle de leur identité.

Notes
8.

CHABAUD-RICHTER (D), FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL (D), 1985

9.

1977, p 159

10.

HÉRITIER (F), 1984-85, p7-8

11.

1990, p7

12.

1990, p7

13.

HÉRITIER (F), 1996, p25

14.

1994, p 66

15.

BECCALLI (B) in COLLECTIF, Le sexe du travail, PUG, 1984, p 305

16.

"Féminisme français et féminismes anglo-américains : spécificités et débats actuels", in COLLECTIF, La place des femmes, 1995, p 352

17.

op.cit., p 353

18.

in COLLECTIF, Le sexe du travail, PUG, 1984, p 127

19.

op.cit., p 129

20.

"Chronique des années de grève", in COLLECTIF, Le sexe du travail, PUG, 1984, p 297

21.

op.cit., p 297