2.2.1. DU TRAVAIL DES FEMMES

Dans cette volonté de porter au jour les rapports de domination qui excluent les femmes de la vie de la cité, l'étude du travail des femmes va constituer un objet privilégié. Dans une période, l'après-guerre, où le travail se renforce comme valeur suprême, l'observation "objective", quantifiable, de la moindre participation des femmes au système productif va contribuer à l'émergence d'un corpus de recherches foisonnant, en France comme dans l'ensemble du monde occidentalisé.

L'histoire des femmes semble inscrite depuis toujours dans une logique de la dénégation, et de la subordination à la gent masculine. ‘<<Jamais à aucune époque le travail exclusivement réservé aux femmes, dont nous verrons ultérieurement qu'il était parfois fort pénible ou qu'il réclamait un grand savoir-faire, jamais ces travaux réservés aux femmes ne leur valurent de considération dans la société. à toutes les époques on voit les femmes échapper à la reconnaissance de la société pour leur activité, et surtout échapper à la construction même de cette société. (...). Leur travail ne leur confère ni droit de cité, ni richesse bien au contraire, ni surtout indépendance. (...). Elles travaillent beaucoup aux époques où le travail n'est pas une valeur, et de moins en moins aux époques où le travail ouvre les portes de l'existence sociale.>>’ 22.... Les preuves, innombrables, s'accumulaient depuis quelques décennies, dévoilant au grand jour l'ignominie de cette exploitation.

Les analyses historiques nous apprendront que, contrairement aux idées reçues de l'époque, les femmes, du moins les femmes des classes populaires, ont de tout temps travaillé. C'est le cadre spatial et temporel de leur activité, qui s'étant modifié à l'instar de celui des hommes, a pu laisser croire à l'inactivité intemporelle de la femme.

La participation "politique" des femmes à la cité, que ce soit par le biais de l'investissement politique, syndical ou associatif, comme vecteur de participation à la société, au même titre que le travail, a fait l'objet d'un bien moindre intérêt, ce qui tend à considérablement changer depuis une dizaine d'années. De fait, le travail s'est constitué au cours de la période des Trente Glorieuses comme support incontournable de la construction identitaire de l'individu, de cet "individu" né il y a quelques trois siècles, reléguant à l'arrière plan nombre de constituants participant à cette configuration identitaire. Norbert ELIAS a mis en évidence l'émergence de l'idée d'"individu", à partir de la Renaissance et sous l'effet de transformations de la structure sociale. L'identité jusqu'alors héritée de la famille d'origine va progressivement se construire comme une identité acquise par les ressources mobilisées individuellement. L'identité du "je" va progressivement se substituer à l'identité du "nous" ; ‘<<à l'époque de Descartes, la plupart des membres de sa société étaient encore affiliés à un certain groupe héréditairement, c'est-à-dire par leur origine familiale.(...). L'identification avec la lignée des ancêtres telle qu'elle figurait sur l'arbre généalogique déterminait dans une large mesure l'identité individuelle.(...). Dans une société où l'affiliation à un groupe - affiliation le plus souvent héréditaire - revêtait une importance décisive pour la position de l'individu et ses chances de réussite parmi les hommes, la marge laissée aux individus qui ne faisaient pas partie d'une groupe était assez restreinte. Les humanistes furent parmi les premiers groupes d'hommes à qui leurs réalisations personnelles et leurs traits de caractère valurent des possibilités d'accès à des positions sociales de prestige dans l'administration de l'état ou de la cité. La poussée d'individualisation qu'ils incarnèrent fut incontestablement le signe d'une tournant d'évolution de la structure sociale.>>23 ’La société des individus était en train de naître et avec elle une nouvelle façon de penser et de construire l'identité. La Révolution de 1798 marquera un tournant en créant les conditions de possibilité de construction d'une identité, non plus héritée, mais acquise, et le plus souvent acquise par le travail. Mais les femmes resteront à l'écart de ce processus d'individualisation jusqu'à peu de temps encore. Car c'est par le mariage qu'elles continueront à construire leur identité sociale, pour la plupart d'entre elles, et ce jusque bien après la seconde guerre mondiale.

Les revendications d'accès au marché du travail dans des conditions égales à celles des hommes s'inscrivent donc dans un mouvement d'individualisation qui a promu l'indépendance et la construction identitaire par le travail au rang de valeurs suprêmes.

Notes
22.

SULLEROT (E), 1968, p24

23.

ELIAS (N), 1987, p 256-257