2.2.1.1. DE L’HISTOIRE A L’ANALYSE DE L’HISTOIRE

L'analyse des documents permet d'imaginer que dans l'Antiquité, en Égypte comme en Grèce, la division du travail entre hommes et femmes est non seulement importante mais fortement hiérarchisée : ‘<<ce qui est réservé à la femme est considéré comme infamant pour un homme’ 24>>. Dans la Grèce antique, le travail des esclaves, comme celui des hommes libres est fortement marqué par un principe de division sexuelle du travail qui repose, en grande partie mais non exclusivement, sur une opposition dedans-dehors très discriminante. Les femmes esclaves sont principalement attachées à la production textile et aux tâches ménagères, ainsi qu'aux désirs personnels du maître. Les hommes esclaves sont attachés aux travaux agricoles et à la guerre. Les jeunes filles libres étaient, pour les plus pauvres socialisées à l'apprentissages des tâches domestiques, et pour les plus fortunées éloignées des apprentissages de la lecture et de l'écriture, réservés à leurs seuls homologues masculins25.

Ce qui retient par ailleurs l'attention est l'assignation des femmes les plus pauvres, esclaves ou non, en Grèce comme en Égypte, à des tâches physiquement éprouvantes ; qu'il s'agisse de leur participation à la préparation des combustibles, au port de charges lourdes, de leur activité de ramassage du minerai dans les galeries, ou encore de leur participation aux grands travaux de construction26. On voit dès lors, combien une des catégories de la masculinité le plus souvent mobilisée, la force physique, est une catégorie que partage les deux sexes au plus bas de l'échelle sociale. Tout comme aujourd'hui dans beaucoup de pays dits du "Tiers Monde", ce sont les femmes qui assument le portage de l'eau, mobilisant à nouveau une "force physique" dont on néglige souvent de mentionner qu'elle n'est pas l'apanage de la masculinité.

La Rome antique offre un paysage similaire, en accentuant toutefois le sort réservé aux femmes esclaves. Séparées en deux groupes distincts, les femmes esclaves se répartissent entre esclaves de travail et esclaves de plaisir.

En revanche, la Gaule offre un tout autre paysage. ‘<<Dans ces pays de tribus au régime encore communautaire qui ignorent à peu près la propriété privée, en droit comme en fait, la situation de la femme est moins différente de celle de l'homme>’>27. Il est donc suggéré explicitement qu'il faut imputer au principe de la propriété privée le fondement de la division inégalitaire entre hommes et femmes. Guerrières, agricultrices, éleveurs, ayant droit de cité et d'arbitrage, bâtisseuses, comme les hommes, les femmes Gauloises semblent partager de façon plutôt équilibrée la vie de leurs congénères. Évelyne SULLEROT notera en outre : ‘<<Les Germaines semblent avoir été de la même trempe que ces terribles Gauloises et effrayaient tant Marius, avec leur manie de se pendre aux arbres pour ne point survivre à leurs époux et surtout ne point tomber en servitude - alors que lui les faisait prisonnières pour les expédier à Rome comme esclaves’ 28.>>

Mais, c'est semble-t-il, durant le Moyen-âge, que les femmes vont bénéficier des situations les plus avantageuses. S'il ne s'agit pas d'oublier que le Moyen-âge est marqué par un servage qui touche tant les hommes que les femmes, il est cependant à noter que pour celles qui échapperont à cette pratique d'esclavage féodale, la situation au regard de l'exercice professionnel semble avoir été assez favorable.

L'activité des femmes se concentre principalement autour des activités d'agriculture, d'élevage et des activités viticoles, mais les femmes citadines bénéficieront de conditions d'exercice professionnel relativement avantageuses. À une période, entre le Xème et le XIVème siècle, où la division des tâches est extrême, où le travailleur manuel exécutant s'est substitué au créateur29, les femmes résidant en villes auront accès à la quasi totalité des métiers, avec souvent des niveaux de maîtrise très élevés. à cette époque, on trouvera des femmes scribes et des femmes médecins. Plus de cent métiers seront exercés tant par les femmes que par les hommes, et certains métiers exercés uniquement par des femmes. Ainsi, en sera-t-il des métiers de fileresse et de tisserande auxquels étaient attachés l'utilisation des matières les plus recherchées de l'époque : l'or et la soie. Organisés en corporations ces métiers, à l'instar des métiers masculins, offriront aux femmes des places d'apprenties, d'ouvrières et de maîtresses.

Mais la situation des femmes va se dégrader peu à peu sous l'effet conjugué d'une conjoncture démographique qui leur est largement défavorable, et d'une situation de guerre endémique. Elles vont se voir exclues de nombreux métiers, jusqu'à perdre les métiers qui étaient de leur seule prérogative. La dégradation des conditions de salaire des femmes témoigne de cette situation : à peu près identique à celui des hommes au cours du Haut-Moyen-âge, le salaire des femmes n'en représente plus que les trois quarts à la fin du XIVème siècle et ne peut atteindre que les deux cinquièmes au XVIème siècle30.

Si cette situation peut nous paraître aujourd'hui idéale, à l'heure de la valeur absolue du travail, Évelyne SULLEROT prend soin de la replacer dans un contexte où la société féodale repose sur le mépris du travail manuel, du commerce, et de l'argent en général. L'oisiveté de la Noblesse contraste avec le dur labeur d'un peuple contraint de travailler pour survivre. L'époque féodale n'est pas une époque où l'on acquiert les honneurs et le pouvoir par le travail, bien au contraire : ‘<<Au lieu d'être une manière d'accéder au monde, le travail était une malédiction divine et quiconque travaillait, loin de se libérer, affirmait qu'il était soumis à cette malédiction’.31>>

La Renaissance va se caractériser par un renversement total dans la façon d'envisager le travail. J'aurai l'occasion de développer ce sujet au cours d'une partie ultérieure, mais d'ores et déjà nous pouvons noter que le travail, jusqu'alors indignité de l'homme, va se constituer comme source de gloire et de reconnaissance. Du XVIème au XVIIIème siècle s'opère une révolution radicale de l'idée de travail, portée par la naissance d'une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, qui incarne cette nouvelle façon de concevoir le travail comme production de richesses. C'est à cette période que vont se développer les conditions de possibilité d'émergence de la société préindustrielle : croissance des villes, implantation des marchés. Dans cette société préindustrielle vont se côtoyer deux systèmes économiques articulés sur des logiques différentes. S'il subsiste une société traditionnelle paysanne qui conserve le modèle du ménage autarcique qui travaille pour sa subsistance et la reproduction de son unité économique, une société marchande se développe autour des villes et de leurs marchés, contribuant à la naissance d'un nouveau type d'homme, l'homo-économicus, agi par une philosophie nouvelle, le mercantilisme.

Non que les marchés soient une institution nouvelle, mais les principes du gain et du profit tirés de cette activité marchande, constituent, eux, une nouveauté. Car on peut avancer avec Karl POLANYI que ‘<<tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu'à la fin de la féodalité en Europe Occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l'administration domestique, soit d'une combinaison des trois. Parmi ces mobiles, le gain n'occupait pas la première place. La coutume et le droit, la magie et la religion induisaient de concert l'individu à se conformer à des règles de comportement. Jusqu'à la fin du Moyen-âge les marchés ne jouent aucun rôle important dans le système économique>’>32.

C'est au cours de cette période que la situation des femmes au travail va se dégrader. L'activité des femmes s'en trouvera bouleversée.

Si l'on suit le chemin dessiné par Évelyne SULLEROT, la société de travail qui s'ébauche dès le 17ème siècle va progressivement exclure les femmes de toutes activités autres que celles circonscrites au strict espace domestique. De LOCKE à Adam SMITH un mouvement va célébrer le travail comme origine de la propriété économique, de la richesse, de l'accroissement de richesse, allant même jusqu'à condamner l'oisiveté de la Noblesse. La Bourgeoisie naissante constitue le nouveau modèle dominant vers lequel l'ensemble de la société va désormais tendre.

Cette nouvelle société va décréter le travail de la femme "malhonnête et infamant". Les femmes sont exclues de la plupart des métiers, y compris de ceux qui leur étaient jusqu'alors réservés33. Évincées du processus de mécanisation à l' oeuvre dans cette société en passe de devenir capitaliste, les femmes vont se retrancher dans des activités réalisées à domicile sans garantie, caractérisées par un faible investissement matériel et un coût de main-d' oeuvre proportionnellement élevé. L'antithèse du modèle économique capitaliste qui s'enracine. On l'aura compris, les femmes sont placées sur le marché du travail en position totalement marginalisées, obligeant la plupart des ouvrières célibataires à se prostituer pour échapper à la misère. La revendication de travail ne s'inscrit pas pour les femmes, comme il s'inscrira dans les années 1960, dans une volonté d'indépendance, mais dans une nécessité de survie alimentaire. Incitant vivement les femmes à trouver un mari pour subvenir à leurs besoins, un tel système renforcera le modèle "bourgeois" de la famille. C'est dans ce climat de difficultés socio-économiques, pour ne pas dire de misère, où la ville de Paris recensait en 1771 un tiers d'enfants abandonnés dans les hospices ou les églises34, que l'idée de la femme au foyer, dévouée à sa famille et éducatrice de ses enfants va se développer.

Toutefois, la réalité urbaine du travail des femmes, qui semble attester d'une croissante inégalité entre hommes et femmes, ne doit pas faire oublier la réalité d'une condition paysanne qui représente encore plus de 80 % de la population.

Si l'on se penche sur les analyses de Louise A.TILLY et Joan W.SCOTT, le point de vue semble quelque peu différent. On pourra ainsi noter qu'au 18ème siècle, en France et en Angleterre, ‘<<les hommes avaient le pouvoir physique et légal, mais dans les familles pauvres, les ressources financières étaient aux mains de la femme, ainsi dans la maisonnée des classes populaires, il semble qu'il n'y ait pas eu une seule source de pouvoir mais plusieurs. Ce rôle de pourvoyeuse de nourriture pouvait amener la femme à s'engager dans des activités politiques. Les soucis domestiques et les problèmes économiques étant très imbriqués, la famille était une institution publique autant que privée>’>35.

Il apparaît donc, selon leurs analyses, que le pouvoir des femmes dans l'économie familiale est loin d'être négligeable. Si à la campagne les femmes assurent la subsistance de la famille par l'entretien du potager et des animaux de la basse cour, et la vente de ses produits, qui, seule, garantit un revenu régulier, en ville les femmes d'artisans travaillent avec leurs époux à des tâches souvent interchangeables, allant quelquefois jusqu'à embaucher des servantes pour assurer le quotidien des corvées domestiques.

Certes ce tableau quasi idéal dressé par TILLY et SCOTT ne doit pas occulter l'infériorité légale de la femme pour laquelle seul le statut de femme mariée permet une sécurité économique ainsi qu'un statut d'adulte, tout comme le notait déjà Évelyne SULLEROT. Il n'en demeure pas moins que la division du travail dans la structure de l'économie familiale semble conférer à la femme mariée une place qui ne nous permet pas de présumer de rapports foncièrement inégalitaires. Si la femme célibataire est considérée légalement comme une enfant, contrainte de se vendre sur le marché du travail comme servante ou comme ouvrière payée au tiers du salaire d'un homme, c'est que la famille constitue la pierre angulaire d'une société, traditionnelle, et qu'il faut contrecarrer toute velléité de désagrégation de ce noyau fondamental. Qu'en était-il d'ailleurs du sort des jeunes hommes célibataires ? Deux siècles plus tard, une circulaire du Ministère du Travail du 25 août 1933 relative aux bénéficiaires de l'allocation chômage peut nous permettre de renforcer l'hypothèse esquissée ci-dessus : ‘<<Si le chef de ménage ne chôme pas et ne touche pas par suite, l'allocation principale, il ne peut toucher davantage les allocations supplémentaires. Il n'a pas droit notamment à l'allocation pour son conjoint, chômeur ou non, ni pour les personnes de moins de 16 ans et ascendants, ne travaillant pas et à charge, ni même pour les enfants de plus de 16 ans vivant dans le ménage et se trouvant en chômage>>’ 36. Ce ne sont pas, seules, les femmes qui sont exclues de l'accès aux droits, ce sont tous ceux qui dépendent de l'autorité paternelle, hommes célibataires vivant au foyer compris.

Que l'on comprenne bien mon propos, je ne cherche pas à démontrer au-delà de l'évidence qu'il n'y a pas et n'y a jamais eu de rapports inégalitaires entre les hommes et les femmes. Je veux seulement souligner l'importance qu'il y a à contextualiser cette inégalité, non pour la minorer, mais pour en éclairer les conditions de possibilité et mieux ainsi, imaginer d'autres configurations relationnelles entre les hommes et les femmes.

Notes
24.

SULLEROT (E), 1968, p45

25.

op.cit., p 44 à 50

26.

op.cit., p 44 à 50

27.

op.cit., p51

28.

op.cit., p 52

29.

La parcellisation des tâches aurait été semble-t-il beaucoup plus importante que ce que le début de ce siècle instaurera avec le Taylorisme . Cf. SULLEROT (E), 1968

30.

op.cit, p 62

31.

op.cit., p 54

32.

1983, p85

33.

Brasserie, fabrication de chandelle, industrie de la soie, couture...

34.

SULLEROT (E), 1968, p 82

35.

1987, p 73-74

36.

cité par SALAIS (R), 1986, p 118