2.2.1.2. TRAVAIL FÉMININ ET CAPITALISME

Au 19ème siècle, avec l'industrialisation massive de l'économie, les femmes vont progressivement réintégrer, par la petite porte, le marché du travail. L'industrialisation du secteur textile, dès les années 1820, va requérir une main-d' oeuvre féminine "habile et bon marché". Salariées de l'industrie, les femmes représentent 30 % de la main-d' oeuvre totale en 1850, 40 % en 1920, mais seulement 33 % en 1960. On voit par là combien l'activité professionnelle des femmes est loin d'être marginale dans l'essor que prend la société industrielle capitaliste au 19ème siècle. Mais cette activité professionnelle n'est pas homogène.

De plus en plus, les femmes ne vont assurer un travail régulier et à temps plein qu'avant le mariage. Se conformant ainsi au modèle légitime de l'épouse et mère, garante du foyer et de la bonne éducation des enfants. Le siècle précédent a en effet vu se déployer l'essence maternelle, cet "instinct" que l'on découvre après des siècles d'abandon des enfants, pour les riches aux nourrices, pour les autres à la rue. Les femmes de la classe populaire, mariées et mères de famille, n'auront pas la liberté de se conformer à l'image "bourgeoise" de la femme au foyer, elles seront contraintes de travailler pour compléter le salaire d'un mari, souvent insuffisant.

La France paysanne, rurale, puis agricole, conservera quant à elle, jusqu'à peu et aujourd'hui encore, un modèle de division du travail basé sur une répartition des tâches où la femme aura longtemps un rôle de productrice fondamental avant d'être reléguée progressivement au rôle de simple assistante et consommatrice. Martine SÉGALEN ne dit pas autre chose quand elle conclut : ‘<<C'est aujourd'hui, et non autrefois, qu'il y a prééminence incontestable du mari, dans la mesure où il est le chef de l'exploitation, et où la primauté est donnée à l'exploitation dans un idéal de modernisation. (...). L'agricultrice d'aujourd'hui vit ainsi une vie quotidienne conflictuelle : opposition entre son travail sur la ferme en atelier mécanisé et ses responsabilités dans l'éducation des enfants, et aussi son travail ménager consommant, en dépit de tous les appareils modernes, beaucoup plus de temps qu'autrefois. Les tâches sont devenues trop techniques sur les exploitations modernes et la femme n'a pas la formation voulue pour les assumer. Il ne lui reste que les tâches de "bouche-trou" et la femme souffre d'être prolétarisée’>>37.

Après la première guerre mondiale, le paysage du travail féminin se modifie à nouveau. Les femmes ont contribué massivement à l'effort de guerre, et si beaucoup d'entre elles retourneront brutalement à leurs "fourneaux" dès la fin de la guerre, les femmes qui ont investi le secteur tertiaire ne le quitteront plus. Le travail salarié des citadines va se déplacer du secteur secondaire au secteur tertiaire montant, renforcé par la crise de l'industrie textile dans les années 1920. Les emplois de bureau, jusque-là monopole des hommes, sont massivement investis par les femmes.

Mais c'est dans les années 60, où la valeur travail atteint son apogée, que s'efface progressivement la valeur refuge de la femme au foyer au profit de la femme active. Fait nouveau, les femmes mariées investissent le marché du travail et ne le quittent plus à la naissance de leurs enfants. De véritables carrières féminines se construisent dans une société devenue, depuis les années 50, une véritable société salariale38.

Si l'on peut avoir l'ambition de résumer ce tableau historique, non pas pour le réduire à la caricature, mais pour essayer d'en dégager quelques grandes lignes, je serais tentée de retenir ceci.

Le travail des femmes dans la société traditionnelle paysanne demeurera, jusqu'à peu, fondé sur une division du travail que l'on peut estimer relativement égalitaire. Une structure d'économie familiale, basée sur l'unité des lieux de production et de consommation pour l'ensemble des membres de la famille, permettra aux femmes de conserver pouvoir et autonomie dans une société, que beaucoup s'attachent à décrire comme patriarcale, et beaucoup moins comme un espace où l'univers féminin se définit non pas négativement par rapport au monde des hommes, mais de l'intérieur et par lui-même comme univers organisé et régi par ses propres lois, lieu de souveraineté et d'autonomie des femmes elles-mêmes.

En revanche, le travail des citadines sera, lui, soumis à de nombreux aléas. Partageant, au Moyen-âge, à égalité avec les hommes, le "triste" privilège de pouvoir exercer des métiers, davantage archétypes du travail à la chaîne que de l'artisanat, les femmes seront écartées, avec le début de l'industrialisation, d'un marché du travail qui n'en est pas encore un.

Le développement de la société capitaliste va vraisemblablement contribuer à marginaliser l'activité professionnelle des femmes, en faisant d'elles, du moins de celles qui y furent contraintes, des prolétaires parmi les prolétaires. Renforçant, de ce fait même, l'idéal bourgeois de la famille qui s'enracine dans une stricte division des espaces de production et de reproduction, où chaque sexe y est assigné de façon spécifique. à l'homme, l'espace public de l'entreprise, lieu de production de la richesse. à la femme, l'espace privé du foyer, lieu de reproduction de la force de travail qu'il faut entraîner avec soin, donc éduquer.

C'est dans les années 1960, alors même que la société capitaliste est à l'apogée de sa gloire, que les femmes vont revendiquer leurs droits à l'égalité d'accès au marché du travail salarié, battant en brèche la figure sacralisée de la mère au foyer, et remettant en question des décennies d'exploitation professionnelle des femmes.

L'enjeu de cette revendication d'égalité qui passe par un accès au marché du travail dans des conditions similaires à celles des hommes n'est donc pas seulement l'accès à un emploi, car les femmes travaillent - salariées ou indépendantes - depuis longtemps si ce n'est depuis toujours, mais l'accès à l'indépendance qui peut permettre aux femmes d'envisager de s'assumer, seules, en dehors du cadre familial. L'enjeu est un enjeu d'individualisation qui passe par le rejet du modèle dominant de la famille et par l'accès au marché du travail dans des conditions égales à celles des hommes.

Or ces revendications féministes qui semblent parler au nom des femmes et de toutes les femmes, seront le fait le plus souvent de femmes "intellectualisées" qui ne se révéleront pas nécessairement représentatives de la condition féminine française de l'époque. Si le contre-modèle de la femme indépendante est un modèle qui ne cesse de prendre de l'ampleur, il n'en demeure pas moins que la majorité des femmes aspire encore à suivre le modèle dominant de la famille39. Pour les unes et les autres le travail ne prendra peut-être pas le même sens et le chômage qui ne cesse d'augmenter depuis plus de vingt ans ne s'inscrira pas au sein d'une problématique similaire. Si le travail est un moyen d'épanouissement et de réalisation de soi, il est également, si ce n'est surtout, une nécessité négociée. "Nécessité relative" pour les autres car la dégradation des conditions de salaires cumulée à une augmentation du niveau de vie attendu impose à la plupart de rechercher un emploi pour compléter, voire remplacer, la salaire d'un conjoint devenu insuffisant , "nécessité absolue" pour les unes car le travail se constitue comme le pivot d'un projet, voulu ou assumé, de <<carrière en solo>>40. Paola TABET pose à ce titre la question de savoir si les femmes ne sont pas en train de payer seules le coût social de ce processus d'individualisation : <<Les séparations ou les divorces, la "monogamie sérielle" (situation dans laquelle les épouses restent seules avec "leurs" enfants à nourrir, élever, soigner, etc.) et l'insouciance très fréquente des pères à l'égard de leur progéniture montrent clairement que le poids économique et matériel de la reproduction est laissé aux femmes. Ce travail reproductif est indispensable à la perpétuation du groupe humain ; mais sa charge n'est assumée ni individuellement par les pères ni collectivement par la société.>>41Le processus d'individualisation à l' oeuvre depuis quelques décennies et qui a porté les femmes à revendiquer toujours plus d'indépendance se révèle aujourd'hui, à l'heure de la précarisation du monde du travail et des liens familiaux, dans des termes très contrastés. Réussite professionnelle, indépendance économique pour les mieux pourvues socialement et scolairement, le tableau est plus sombre pour les femmes des classes populaires qui se doivent de gérer une double précarité : familiale et professionnelle.

Notes
37.

1980, p 191-193

38.

Le salariat concerne 55 % de la population active masculine, et 22 % de la population active féminine en 1954 (SALAIS (R), 1986, p 167), contre 83 % pour les premiers et 87 % pour les secondes en 1989 (INSEE, Les femmes, 1991, p 101).

39.

KAUFMANN (J.C.), 1999.

40.

op.cit.

41.

1999, p 179