2.2.1.3. ANALYSES DU TRAVAIL DES FEMMES

Corrélativement à la naissance du contre-modèle de la femme indépendante, la revendication d'accès au marché du travail par les femmes dès les années 60 va participer à la construction d'un nouveau modèle de femme. Tout à la fois "mère de famille" et "femme active", le modèle de la femme qui se construit à partir des années 60 va imposer aux femmes une nouvelle gestion de leur temps. Gestion du temps quotidien, gestion du temps de la maternité, gestion du temps familial, gestion du temps professionnel, c'est tous ces temps aux rythmes disparates que les femmes vont devoir apprendre à gérer.

C'est pour mieux rendre compte de la pluri-activité des femmes, comme entrave à l'égalité d'accès au marché du travail salarié, que de nombreuses recherches seront entreprises sur la famille et le travail domestique notamment.

Le travail des femmes, qui ne se réduit pas à la version salariée du travail féminin, va faire l'objet de multiples investigations tendant à faire émerger le travail domestique au rang de travail, digne d'être reconnu comme tel. Le travail domestique qui s'est constitué au cours des deux derniers siècles comme pendant "féminin" à l'activité productrice "masculine", ne peut plus perdurer en l'état, sous peine d'empêcher les femmes, par la surcharge de travail qu'il implique, d'accéder jamais au salariat. Activité productrice de valeur pour certains, le travail domestique est donc susceptible de s'inscrire dans les rapports marchands42. Ainsi, le travail domestique est appréhendé au mieux comme une activité digne d'accéder au noble statut d'activité marchande, au pire comme activité aliénante dont il faut arriver à s'alléger en la partageant. Jamais le travail domestique, dans lequel il convient d'englober tout autant l'entretien de l'espace familial, que l'éducation des enfants ou encore l'aide à la famille élargie, ne sera envisagé comme une activité digne de reconnaissance sociale en tant que telle. Elle ne peut accéder à la reconnaissance sociale qu'en accédant à la sphère très convoitée du salariat. En dehors du salariat qui se constitue, durant la période des Trente Glorieuses, comme modèle dominant du travail, point de salut.

La problématique marxiste de la lutte des classes est transposée, dans nombre d'analyses, aux rapports sociaux de sexes. La division du travail qui est au fondement du système capitaliste, renforcée par le principe de propriété privée, a généré des rapports de domination, où l'asservissement de la femme à l'homme redouble celui du prolétaire au bourgeois. Les femmes, prolétaires parmi les prolétaires, sont stigmatisées dans des rapports de production qui font d'elles l'ultime maillon d'une chaîne de production où elles participent à la reproduction de la main-d'oeuvre, dans la sphère marginalisée et dévalorisée de l'espace domestique 43.

Il faut attendre 1984 et le travail d'un collectif de femmes44 pour que soit réenvisagée la problématique du travail domestique, et plus généralement la problématique du travail des femmes, dans des termes renouvelés. Il s'agit avant tout pour ces femmes de pointer la nécessité qu'il y a à sortir des schémas traditionnels qui situent exclusivement les rapports de sexes dans la sphère de la reproduction et les rapports de classes dans la sphère de la production. Il faut affirmer que le principe de la division sexuelle du travail opère dans les deux sphères simultanément, professionnelle et familiale. Ainsi, pour Martine CHAUDRON il faut ‘<<s'interroger sur les places respectives des hommes et des femmes dans le système productif et reproductif, dans la sphère professionnelle et dans la sphère familiale (...) car ces places sont le produit de l'histoire du développement du mode de production, puis de la forme famille capitaliste (...) le système de production capitaliste a distingué sphère de production et de reproduction et constitué la "mise au travail" industriel des hommes et la "mise au travail" domestique des femmes>’>45. Réintroduire la transversalité des analyses en termes de rapports de sexes, tant dans la sphère reproductive que dans la sphère productive, permet d'approcher les principes qui sous-tendent la segmentation sexuée du marché du travail.

Ainsi, Danielle CHABAUD et Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL mettront en évidence en quoi le travail domestique est spécifique de la société salariale46. En comparant des familles patrimoniales et des familles salariales, elles analyseront comment le temps des femmes salariées est morcelé du fait de l'organisation salariale, et comment de ce fait apparaît un "temps de travail domestique" distinct du temps du travail salarié. Dans les familles patrimoniales, en revanche, les temps, productifs et reproductifs, les temps de travail sur l'exploitation et les temps de travail domestique, ou encore, les temps de travail à "l'extérieur" et ceux réservés à "l'intérieur", ne souffrent pas une telle dichotomie car ils sont imbriqués dans une même dynamique temporelle, celle du fonctionnement de l'exploitation, que les activités soient dévolues à la production ou à l'autoconsommation.

La temporalité reconstruite par la société salariale selon des principes de discontinuité impose aux femmes une gestion du temps plus complexe. Discontinuité des rythmes entre le rythme de l'activité professionnelle et celui de l'activité domestique, discontinuité des cycles entre le cycle de la vie familiale et celui de la vie professionnelle, la vie d'une femme salariée est marquée par les ruptures temporelles. Ainsi, la division sexuelle du travail qui se construit dans la société capitaliste en opposant le travail productif au travail reproductif, en opposant les métiers masculins et les emplois féminins, se construit également en opposant une gestion féminine et une gestion masculine des temporalités.

La division sexuelle du travail est un principe d'organisation sociale qui semble prévaloir dans la plupart des sociétés. Toutefois, si ce principe régit le fonctionnement de la plupart des activités humaines, non seulement il n'est pas exclusif - des activités peuvent être conjointement, ou alternativement, effectuées par des hommes et des femmes, des hommes peuvent être attachés à la sphère de la reproduction (secteurs de la santé, de l'éducation47) et des femmes à la sphère de la production - mais, en outre, toutes les observations battent en brèche les présupposés naturalistes sur lesquels il repose. Chaque société, en tout lieu et de tout temps, s'attache à légitimer le principe de la division sexuelle du travail comme principe essentialiste qui justifie le travail masculin en opposition au travail féminin. Mais il n'est pas utile de faire le tour du monde pour voir se dénaturaliser, les aptitudes féminines à la couture - dans nombre de pays les ateliers de couture sont l'affaire exclusive des hommes, comme les capacités masculines aux travaux de force requis dans le secteur du bâtiment et des travaux publics - beaucoup de femmes, en Orient et Extrême-Orient notamment, participent à l'édification de routes et de bâtiments.

On a pu voir comment la segmentation sexuée du marché du travail, et plus généralement la division sexuelle du travail, est une segmentation contextualisée qui s'inscrit dans un processus interactif d'adaptation de la société aux changements qui en font sa dynamique.

Dans les sociétés paysannes traditionnelles, la division sexuelle du travail repose sur une opposition "intérieur-extérieur" qui définit la place de chacun des sexes sans pour autant impliquer de nécessaires rapports de pouvoirs inégalitaires, car c'est sur l'articulation de ces deux sphères que repose la survie économique de l'entité domestique. Le travail est une nécessité alimentaire qui s'inscrit dans un complexe mythico-religieux fortement structuré.

Dans la société urbaine industrielle occidentale du siècle dernier, le modèle économique capitaliste reconduit la même opposition "intérieur extérieur", mais pour lui donner des attributs et significations bien différentes. La division du travail s'est accélérée, et avec elle, la spécialisation. La division du travail ne repose plus sur une opposition entre le travail "domestique" de la femme - qui va de la préparation des repas, aux soins des enfants en passant par l'entretien du potager et des petits animaux de la ferme - et le travail agricole de l'homme. La division du travail qui s'est mise en place a maintenu les femmes dans l'espace domestique mais en leur retirant tout pouvoir économique. C'est désormais sur le seul espace extérieur du marché du travail que se joue le pouvoir économique de l'entité domestique. Et c'est à l'homme qu'il revient d'en assumer la responsabilité. Les femmes, contraintes à la nécessité du travail, qui se risquent sur ce marché du travail y sont exploitées et par là même incitées à se ranger à la place de femme au foyer improductive qui est désormais la leur. Le travail, de contrainte est devenu vocation, appel de Dieu pour une destinée professionnelle qu'il faut à chacun assumer au mieux.

La société de l'après-guerre va connaître un boom économique sans précédent. Et c'est dans la volonté de ne pas rester en marge des fruits de cette croissance, que les femmes vont revendiquer l'accès au marché du travail. D'abord dans une temporalité limitée à la période pré-maritale, puis dans une temporalité étendue au-delà du mariage, pour enfin revendiquer un accès illimité au marché du travail, indépendamment des maternités et des doubles journées de travail que l'articulation travail professionnel - travail domestique requiert. Le travail est une valeur forte qui s'enracine tout à la fois sur une tradition morale qui en a fait "de nécessité vertu", et sur une conception de l'homme-individu qui a fait du travail le vecteur principal de son identité.

Les années 70 vont marquer un tournant, à la fois symbolique et économique. Les jeunes et les femmes, certaines d'entre elles et d'entre eux du moins, vont se révolter contre une société patriarcale qui empêchent les unes et les autres d'envisager une autre société. Une société plus libre et plus égalitaire. Cela passe pour les jeunes par une remise en question du travail pensé comme nécessité morale, pour les femmes par une revendication d'accès plus égalitaire au marché du travail. Le travail jusqu'alors pensé comme l'activité par laquelle se réalisait l'homme chef de famille est doublement remis en question et paradoxalement réinterrogé. Alors que de nombreux jeunes ne veulent plus voir dans le travail le pilier principal de leur existence, aspirant à cette société "de loisirs" que les médias promettent pour demain48, les femmes revendiquent de pouvoir participer à cette société "du travail" dans des termes toujours plus équilibrés. Si les uns veulent prendre leur distance avec le modèle dominant de l'homme chef de famille et pourvoyeur des besoins familiaux, les autres aspirent au contraire à se rapprocher de ce modèle pour mieux en partager les prérogatives et se libérer des dépendances dans lesquelles elles sont entretenues. Aliénation pour les uns, le travail est la voie de la libération pour les autres.

Or, dans le même temps, la société française voit s'amorcer les débuts d'une crise économique dont on comptabilise encore et toujours les effets à travers l'augmentation des taux de chômage. Les jeunes et les femmes seront les plus touchés par cette crise de l'emploi. Cette situation viendra, on l'imagine, modifier les pratiques d'insertion et les valeurs associées au travail que les unes et les autres construisent au fil de leur parcours de formation puis d'insertion professionnelle. Si dans une période d'expansion économique et de faible chômage, bien que déjà en augmentation, le travail est objet de convoitise pour les unes, de rejet pour les autres, on peut se demander comment se pensent le travail à la fin des années 90, après bientôt trente ans de crise continue de l'emploi.

On saisit mieux dès lors comment le travail, garant d'une identité tout autant professionnelle que sociale et sexuelle, va se trouver au coeur d'enjeux de redéfinitions multiples et contradictoires, et comment la problématique de l'insertion professionnelle des jeunes, filles et garçons, se trouvera entièrement traversée par ces enjeux. Significative de cet enjeu de définition du travail, la volonté politique de "diversification de l'orientation professionnelle des filles" vient illustrer comment, dans la période de chômage persistant qui caractérise la société française depuis les années 80, il s'agit de combiner aspirations des jeunes filles à plus d'égalité d'accès au marché du travail et saturation du marché du travail féminin. Les emplois traditionnellement féminins ne permettent plus aux filles des débouchés professionnels capables de résoudre le problème du chômage féminin, il leur faut donc diversifier leurs choix d'orientations professionnelles. Comme nous allons le voir, les filles sont prêtes à beaucoup pour accéder au marché du travail, mais pas au point de remettre en question leur identité de femmes. Et c'est bien comme tel qu'elles vivent les projets de "diversification".

Ainsi posée comme facteur d'inégalité notoire, la difficulté d'accès des femmes à certains métiers, a constitué dès les années 80, le cheval de bataille du feu Secrétariat d'État aux Droits des Femmes. Sensibilisée très tôt à ce combat, je me suis engagée rapidement dans la lutte pour la "diversification des métiers féminins".

Notes
42.

MICHEL (A), (Ed), Les femmes dans la société marchande, Paris, PUF, 1978, 256 p

43.

Christine DELPHY, Colette GUILLAUMIN

44.

Collectif, Le sexe du travail,1984

45.

op. cit., p 15

46.

"à propos de l'autonomie relative de la production et de la reproduction", in COLLECTIF, 1984, p 239 à 254

47.

Cf. analyse proposée par Danielle CHABAUD, Dominique FOUGEYROLLAS in COLLECTIF, 1984, p 246

48.

ROUSSELET (J), 1974