2.2.2. LA DIVERSIFICATION, OU LE COMBAT POUR L'ÉGALITÉ

Unanimement louée comme "la" solution devant permettre aux femmes d'accéder pleinement au marché du travail et ainsi d'éviter le surchômage qui les frappe, la cause nationale de la diversification fait l'objet de multiples études et évaluations.

C'est dans le cadre de l'une d'entre elles, que je vais aborder cette problématique. La Chargée de Mission au Secrétariat d'État aux Droits des Femmes de la Loire va initier la mise en place d'une action de théâtre interactif portant sur la problématique de la diversification des métiers féminins. Alors étudiante en licence, puis en maîtrise de sociologie, je suis invitée, avec une amie étudiante, au suivi "sociologique" de cette action. ‘<<La situation des femmes sans travail dans la Loire est préoccupante et grave. Un des objectifs premiers, est de conduire des actions favorisant l'orientation des femmes vers tous les métiers, en tentant de les dissuader de s'engouffrer perpétuellement dans des filières de formation obstruées, telles : secrétariat, garde d'enfants, coiffure,...’>>49, c'est dans ces termes qu'est lancé le projet de Théâtre Forum "Galères de femmes, tout reste à faire", et que débute ma sensibilisation à la problématique de l'insertion professionnelle des femmes.

L'objectif de cette étude, peu clairement explicité par le commanditaire, va se construire au fil du projet dans la volonté de mettre en lumière les motivations et blocages des femmes spectatrices-actrices à une insertion professionnelle dans un secteur traditionnellement masculin. Le cadre ainsi posé, la sensibilisation des femmes à l'opportunité d'investir les métiers masculins, orientera par lui-même, un point de vue spécifique sur la problématique du chômage féminin.

Le chômage féminin est ainsi implicitement posé comme conséquence de "mentalités traditionnelles" qui font blocage à l'accès des femmes à tous les métiers. Ces blocages sont imputables aux chefs d'entreprises, mais ils sont tout autant le fait des femmes elles-mêmes, et c'est sur elles qu'il convient d'agir. Ainsi, le suivi sociologique qui redouble le projet politique en le légitimant, n'a pas pour objectif de comprendre ces mentalités supposées faire blocage, mais de rendre compte des blocages pour mieux les identifier et par là agir sur eux.

Militante acquise à la cause de la diversification, davantage que sociologue, j'entreprenais de porter ma lutte sur le front de l'insertion. Je décidais de trouver un emploi dans une Mission Locale. Je commençais, à quelques mois d'intervalle, un DEA en Sociologie et Sciences Sociales et un emploi de conseillère en insertion sociale et professionnelle dans une Mission Locale du Sud-Est Lyonnais.

Convaincue de la nécessité de sensibiliser les jeunes femmes que je rencontrais à l'intérêt de la démarche, je me heurtais bien vite à nombre de désillusions. Mon sujet de DEA sur la "Diversification de l'orientation professionnelle des filles en Missions Locales" allait m'aider à tirer au clair l'énigme à laquelle j'étais confrontée. Le travail d'investigation préalable me révéla que la plupart des actions de sensibilisation initiées dans le cadre des Missions Locales affichaient des résultats fort mitigés.

J'entrepris de réaliser une recherche qualitative auprès d'une dizaine de jeunes femmes ayant suivi une action de sensibilisation à la "diversification des métiers féminins", afin de comprendre les raisons de cet échec. Je compris différentes choses. Deux d'entre elles me paraissent devoir retenir notre attention.

Tout d'abord, il apparaissait clairement que la mise en place d'un tel projet auprès d'un public fragilisé sous de multiples points de vue, ne contribuait qu'à renforcer davantage cette fragilité. Confrontées à des expériences de travail en milieux traditionnellement masculins, ces jeunes femmes étaient pour beaucoup déstabilisées. Déstabilisées car c'est leur identité de femmes qui était remise en question. Il leur fallait troquer la minijupe pour le bleu de travail, les ongles longs pour des ongles bien courts. Et surtout affronter des milieux professionnels qui les accueillaient entre railleries et humiliations. Elles devaient se renier en tant que femme pour pouvoir accéder au marché du travail. Le prix de l'insertion professionnelle devenait alors très lourd, trop lourd.

Enfin, et surtout, je compris que si changement il pouvait y avoir, il ne se ferait en aucune manière contre la volonté des personnes intéressées, quand bien même la légitimité du projet politique qui sous-tendait ce changement était attestée par un féminisme qui ne pouvait que défendre la cause des femmes, et de toutes les femmes. Mais le féminisme, nous avons eu l'occasion de le voir, est pluriel. Et défendre la cause des femmes implique de s'attacher au préalable à comprendre les femmes dans leurs différences et leurs spécificités. Car diversifier son orientation professionnelle dans le but de devenir ingénieur en aéronautique peut permettre de relativiser la mise entre parenthèses de son identité sexuelle au profit d'une identité sociale fortement valorisée. Diversifier son orientation professionnelle pour devenir peintre en bâtiment n'aboutit qu'au cumul de deux processus de dévalorisation, sexuelle et sociale.

Il me fallait désormais comprendre ce phénomène social de la précarisation professionnelle, non plus du seul point de vue des rapports de sexes, mais comme produit d'une histoire du travail, au coeur de laquelle des enjeux de pouvoir opposaient hommes et femmes mais aussi les différentes classes sociales en présence.

L'observation quotidienne de la précarité professionnelle que mon activité salariée me donnait à voir me laissait peu à peu entrevoir la nécessité d'appréhender ce phénomène social au-delà de ce que l'on en donnait couramment à voir. Au-delà d'un phénomène structurel qui précipitait certains individus dans la précarité, voire l'exclusion, il convenait d'appréhender le chômage comme un fait social complexe, objet d'appropriations multiples. Contre une vision misérabiliste, largement répandue, il me paraissait salutaire de rendre compte des pratiques d'insertion développées par des individus, tout autant "acteurs" que "passeurs". Les jeunes, hommes et femmes, que je rencontrais n'étaient pas les victimes passives d'un processus de globalisation économique qui précipitait les plus fragiles en dehors du cadre légitime de l'emploi salarié devenu norme dominante du travail. Ces jeunes négociaient au jour le jour des modalités d'insertion professionnelle qui devaient les mener à des objectifs, eux aussi, réajustés en permanence. Il s'agissait pour moi, de parvenir à mieux comprendre ces objectifs, et pour cela, de tenter de comprendre le sens que ces jeunes donnaient au travail. Car s'il pouvait aller de soi que ces objectifs s'articulaient autour de la nécessité de sortir de la précarité professionnelle pour parvenir à une véritable insertion marquée par la stabilité, l'observation quotidienne des conduites de ces jeunes m'invitait à penser que cet objectif relevait davantage de la "rationalité" des professionnels de l'insertion dont je faisais partie que des pratiques d'insertion de ces jeunes. En me fixant pour objectif de comprendre les significations données par les jeunes au travail, et donc leurs attentes par rapport au travail, je me donnais ainsi les moyens de mieux identifier les motifs qui fondaient la construction des projets d'insertion de ces jeunes.

Mais avant cela il me fallait comprendre l'évolution historique d'un concept, celui de travail, qui avait incontestablement marqué les visions du monde de tout un chacun. Alors que le chômage était encore un phénomène social très discret, le travail semblait rejeté par de nombreux jeunes dans les années 7050, et convoité par la plupart des femmes de la même époque. Il était alors aisé pour les uns de refuser les valeurs attachées au travail quand celui-ci restait encore facile à trouver et permettait de se promener d'un petit boulot insignifiant à un autre sans compromettre nécessairement son avenir, et ce afin de profiter "à crédit" de cette société de loisirs qui s'annonçait. Il était bien tentant pour les autres de vouloir accéder aux gratifications multiples attachées au travail, qu'il s'agisse d'indépendance financière, de réalisation de soi, ou d'occupation relationnelle.

A la fin des années 90, le chômage occupe tous les esprits. Il est présent dans chaque famille, chez chacun des voisins et amis. Le travail s'est bien réduit comme l'avaient prévu les plus optimistes futurologues, mais pas dans le sens attendu. à la réduction du temps de travail qui devait laisser place à l'émergence d'une société de loisirs dans une société toujours plus égalitaire, s'est substituée une réduction du nombre d'emplois disponibles qui fait place à l'apparition d'une société duale qui oppose les détenteurs d'un emploi stable aux travailleurs précaires. Dès lors, les jeunes peuvent-ils encore se permettre de rejeter le travail comme certains d'entre eux l'avaient imaginé à la fin des années 70 ? Ou bien, au contraire, la précarisation du marché de l'emploi vient-elle renforcer un processus de rejet du travail, qui depuis longtemps considéré comme incapable de contribuer à l'épanouissement de l'individu, n'est désormais même plus capable de compenser cette aliénation par un revenu et un statut décent ? De la même façon, les femmes sont-elles toujours aussi motivées à quitter leurs foyers pour affronter un marché de l'emploi qui ne leur offre que peu de perspectives ? Ou bien, au contraire, l'aggravation des difficultés économiques des familles ne contraint-elle pas les femmes à travailler, coûte que coûte ? Nous verrons dans la dernière partie de cette thèse comment ces jeunes, hommes et femmes, négocient leurs parcours d'insertion entre contrainte et liberté.

Comme produit de l'histoire, la "précarité professionnelle" doit être appréhendée dans son rapport à la construction sociale du "travail". L'emploi salarié comme forme paradigmatique du travail depuis quelques décennies s'est constitué comme norme du travail. La crise de l'emploi, en atteste le chômage, remet en question cette norme. La précarité professionnelle pourrait apparaître comme la forme émergente, car socialement problématique, d'un processus de changement social plus global.

Que le phénomène social de la précarité attire les foudres des critiques marxistes sur l'apogée de la société capitaliste, ou qu'il inspire les idéalistes sur la fin du travail, il n'en demeure pas moins un phénomène social dont le sociologue doit rendre compte du point de vue des acteurs s'il ne veut pas réduire son ambition à un pamphlet idéologique. Comprendre, non la précarité, mais le sens que les gens donnent au travail, tel est l'objectif que je me suis fixé, pour rendre compte de la "précarité". Pour ainsi comprendre la "précarité" comme produit d'un rapport au travail, socialement et historiquement situé, que la crise de l'emploi vient mettre au jour.

Notes
49.

Chargée de Mission au Secrétariat d'état aux Droits des Femmes de la Loire

50.

ROUSSELET (J), 1974, p 20