2.3.1. TRAVAILLER : FAIRE DE NÉCESSITÉ VERTU

Depuis l'Antiquité, en Occident pour le moins, le travail semble être resté associé à la contrainte quotidienne dont ne pouvaient se libérer les "masses laborieuses" ; de l'esclave de l'Antiquité à l'ouvrier du 19ème siècle en passant par le serf du Moyen-âge, la figure du pauvre contraint de vendre, voire de donner, sa force de travail en échange de sa subsistance demeure la figure emblématique du "travailleur". Jusqu'au 17ème siècle le travail est, outre la nécessité du pauvre, la honte de ceux qui ne peuvent faire autrement pour survivre. Au travail méprisé va se substituer peu à peu un travail source de valeur et de dignité humaine. Actuellement le travail semble osciller entre deux systèmes de valeurs contradictoires où alternent une vision du travail comme travail libérateur, lieu d'épanouissement de l'individu, et une vision du travail comme travail aliénant, dont l'individu doit se libérer en profitant des avancées technologiques pour développer une société du "temps libre"51.

De l'Antiquité au Moyen-âge, le travail renvoie l'Homme à sa souffrance et à sa peine. Seuls les esclaves "travaillent" dans la société grecque au service de maîtres qui s'adonnent à la politique, seule activité devenue digne de l'homme libre, et pour lesquels ils remplissent les tâches de subsistance quotidienne. Car ce sera à partir du Vème siècle avant J.C. avec l'instauration de la Cité, que la seule activité digne de l'homme libre devient l'activité politique. Auparavant, par exemple, l'agriculture était pratiquée par chaque citoyen, pensée comme activité vertueuse envers les hommes et manifestation de piété envers les dieux ; elle permettait à tout homme libre de ne pas dépendre d'autrui et de rester libre. La Rome Antique désigne comme "travail" les activités agricoles et militaires pour les hommes, la parturition pour les femmes. Travailler signifiera longtemps appartenir au 3ème ordre, c'est-à-dire au peuple, distinct par là même des activités socialement considérées, dévolues à l'Église et à la Noblesse.

Si le travail est peine, il ne doit toutefois pas constituer un objet marchand, la vente des capacités humaines est interdite car il est indigne de l'Homme de développer ses capacités dans le seul but d'en retirer un gain. Les comportements "intéressés" voués à la satisfaction de celui qui deviendra plus tard, "l'homo-economicus", devaient rester "privés" du "public", cachés chez les Grecs, et éloignés au Moyen-âge des exploits chevaleresques.

Quand et comment sommes-nous passés d'une société où le travail est fui, méprisé, considéré comme indigne de l'Homme, à une société qui observe, pétrifiée, la mutation de ce concept social flou, objet de toutes les convoitises, tant l'histoire récente a contribué à sa survalorisation ?

Que représente aujourd'hui le travail ? La mobilisation générale de cette armée de professionnels, politiques, scientifiques de toutes chapelles qui luttent pour panser cette blessure sociale qu'est devenu le chômage de masse, cette privation temporaire, ou non, de travail, nous renseigne apparemment sur la gravité du mal. Mais de quel mal parlons-nous ?

S'agit-il de la disparition de l'emploi, principalement salarié, qui n'est qu'une des formes possibles qu'a pris le travail au cours du temps, et/ou d'un changement dans notre façon d'appréhender le travail ?

Du 12ème au 16ème siècle le travail prend sens comme moyen de racheter des mérites qui permettront d'accéder "au ciel". C'est au cours de cette période, entre le 14ème et le 15ème siècle que le mot travail apparaît lentement dans la plupart des langues romanes52. C'est à partir du 16ème siècle que, selon les analyses de Max WEBER, ce principe du travail comme moyen de racheter ses péchés va se constituer en système avec l'essor d'un ethos protestant qui va promouvoir le travail comme vocation imposée par Dieu.

Le 17ème siècle inaugure un changement dans la représentation du travail, qui devient utile et nécessaire à la société et qui est porté pour la première fois au premier rang des activités humaines. Depuis l'Homme est pensé en termes de capacité à apporter de la valeur. ‘<<Dans la lignée de la philosophie de Nietzsche, de la pensée de Weber, ou encore de Marx>>,’ Dominique MEDA nous propose d'‘<<interpréter la naissance du capitalisme, de même que le prodigieux accroissement de richesse, comme le résultat du désinvestissement des énergies utopiques de l'au-delà vers l'ici-bas>’>53. C'est au début du 17ème siècle que l'on peut resituer ce regain d'utopie, mis au service cette fois d'un ordre rationnel.

Notes
51.

Cf. André GORZ

52.

LE GOFF (J) "Il était une fois le travail", in Panoramiques, avril 1993, cité par BILLIARD, 1993, p 21

53.

1995, p 12