2.3.1.1. DU TRAVAIL DES DIEUX...

Mais cette conception du travail reste une conception de l'Europe du 17ème siècle, peut-être de la plupart du monde occidental de l'époque, qui ne semble pas du tout partagée par les peuples d'autres continents.

Marie L.PELLEGRIN-RESCIA nous emmène en voyage en Nouvelle-Guinée en compagnie de la tribu des Sianes. ‘<<Lors de l'introduction de la hache de fer>>’, nous dit-elle, ‘<<ils n'ont pas augmenté la production de biens de subsistance, mais au contraire, ayant réduit le temps consacré à la production, ils ont augmenté proportionnellement le temps affecté aux activités cérémonielles, telles que la prière. En fait, prier est pour les peuples archaïques, l'équivalent de ce qu'est pour nous le travail. La prière est donc tout aussi "active" que le travail, c'est un outil>’>54. Pour les Sianes ‘<<c'est la "nature", ce sont les "dieux" qui "donnent", c'est donc surtout eux qu'il faut prier. Puisque ce n'est pas seulement l'homme qui "produit" par son "travail", la prière est pour eux tout aussi "rentable". Dans le cas contraire "faire" devient inutile>’>55. L'aborigène n'a pas à agir sur la nature, il n'a pas à la dominer, car ce serait à l'image des Grecs, faire injure aux dieux. Ce qu'il faut c'est "se faire reconnaître". Cette reconnaissance se joue entre la prière - prière des Hommes pour appeler les dieux à les nourrir des fruits de la Terre Mère - et la Nature Mère qui par sa "production" reconnaît le "travail" des Hommes sur terre.

Ce que les analyses des documents relatifs à la civilisation Grecque ou à certains peuples dits "primitifs" mettent en évidence, c'est donc la nécessité heuristique de la catégorie de la dépendance, impliquant la dette des Hommes envers l'ordre symbolique. Cette dette pouvant même se prolonger au-delà de l'existence sur terre.

Cette catégorie de la dette pointe avec force comment le travail, prière plus qu'action, était alors pensé comme forme d'échange, de contrepartie. Le travail n'est donc pas nécessairement "action". Mais plus important encore, le travail ne peut se penser que parce qu'il entre dans une relation d'échange. Si le travail ne contribuait pas, pour ces peuples, à la subsistance des Hommes il n'aurait pas de sens.

Si j'ai posé la question du sens du travail au coeur de la problématique de l'insertion professionnelle des jeunes, c'est bien parce que cette catégorie de la dette fait problème. Comme l'expriment la plupart des jeunes rencontrés, le travail c'est du temps consacré à la société en échange d'une reconnaissance, qu'il s'agisse d'un salaire, d'un statut, de l'octroi de responsabilités, etc. Or, pour l'immense majorité de ces jeunes, la reconnaissance ne passe plus que par le salaire, et parfois par un salaire jugé insuffisant. En outre cette société n'est plus une société de la "survie alimentaire", elle est devenue société de consommation. Le salaire échangé contre temps de travail doit donc permettre l'accès à cette société de consommation. Quand le salaire permet juste d'assumer les nécessités vitales, parce que la précarité des contrats ne permet pas d'échanger le temps désiré contre le salaire espéré, la société ne remplit plus son contrat. L'échange est rompu. Le travail, comme moyen d'échange perd alors toute légitimité. Et dans une société de redistribution comme la société française, qui garantit à chacun un Revenu Minimum, c'est le sens même du travail qui peut être remis en question - comme nous le verrons avec l'entretien de Christine - car alors le travail, non seulement n'est plus indispensable pour assurer la survie, mais en outre, quand il existe, il ne garantit pas non plus la survie alimentaire.

Si le travail est pensé, par la plupart dans notre société, comme nécessité pour échapper à la pauvreté, il n'en va pas de même partout. Et trouver une signification commune au travail paraît tâche impossible. Marie Noëlle CHAMOUX en tentant de trouver le plus petit dénominateur commun à ce qui pourrait définir le travail, des Aztèques aux Romains en passant par les Grecs, des Maenge d'Océanie aux Nahuas du Mexique en passant par les Tatuyo d'Amazonie Colombienne, aura bien du mal à conclure autrement que par ces mots : ‘<<On pourrait croire que le plus petit commun dénominateur des différentes conceptions du travail est le sens de "peine", car on l'a rencontré à plusieurs reprises. Cependant c'est sans doute une conclusion hâtive. Le vécu du pénible ou de l'agréable dans le travail n'est pas une donnée constante.>’>56

Travailler pour échapper à la misère est une conception dominante du travail dans les sociétés occidentales depuis de nombreux siècles. Dans les sociétés "primitives", comme il est de coutume de les nommer, il n'en est pas de même. Car il convient de ne pas assimiler survie alimentaire et pauvreté. Si les hommes et femmes des sociétés primitives "travaillent" pour assurer l'alimentation quotidienne, ils travaillent souvent peu, préférant le repos à un labeur supplémentaire jugé inutile. La nature pouvant garantir, la plupart du temps, d'un approvisionnement au jour le jour. Car comme le note fort joliment SAHLINS : ‘<<Il y a deux voies possibles qui procurent l'abondance. On peut aisément satisfaire des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu>>’ 57. Poursuivant, il posera, au risque de choquer, le phénomène de la pauvreté, comme phénomène purement social : ‘<<Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens ; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social>>’ 58.

Travailler pour échapper à la pauvreté est une logique qui s'inscrit donc résolument dans l'histoire de sociétés fortement segmentées et hiérarchisées qui ont depuis fort longtemps opposé riches et pauvres. C'est parce que nos sociétés, devenues largement hégémoniques aujourd'hui, ont promu la richesse au rang de valeur suprême, que la notion même de pauvreté est devenue pertinente. On voit par là combien il ne faut pas chercher une dimension essentialiste à la nécessité du travail et combien il est fondamental de resituer la pertinence contextuelle d'une nécessité qui nous empêcherait de la réinterroger tant elle marque au plus profond notre imaginaire.

Le retournement de perspectives qui s'est opéré dès le 17ème siècle dans la façon dont il convient désormais d'appréhender le travail, en tant qu'activité productrice de biens nécessaires à la subsistance, s'accompagne d'une nouvelle conception de l'individu. LOCKE en 1689 dans le Traité Civil introduit le principe de l'individu "libre et indépendant". La place de cet individu dans la société n'est plus subordonnée à son appartenance au groupe de pairs, ni aux dieux, ni même à la Terre et à ses morts, elle se construit désormais par rapport à ce que l'individu pourra acquérir au moyen de son propre travail.

Ce retournement de perspectives s'inscrit également dans ce que Albert O.HIRSCHMAN59 analyse comme la substitution des intérêts aux passions. C'est selon lui parce qu'il faut lutter contre l'ethos chevaleresque hérité du Moyen-âge qui exalte l'amour de l'honneur et de la gloire et met en péril l'équilibre de l'intérêt public par les passions qu'il déchaîne qu'il faut lui substituer l'amour de l'intérêt. Le commerce se substitue alors à la guerre comme moyen d'enrichissement, et le capitalisme va pouvoir se développer en cristallisant les énergies individuelles disponibles, désormais attachées à trouver dans le travail leur propre salut.

Le travail va-t-il perdre son sens dès lors qu'il n'est plus qu'une activité dévolue à des fins personnelles et ne s'inscrit plus dans une logique "dette-dépendance" que l'Homme "moderne" - libre et indépendant - ne peut plus reconnaître ? N'aurions-nous pas à prendre conscience à la suite d'Aristote, que la production tournée vers le seul gain, sans bornes et sans limites, représente un danger pour l'équilibre de la cité ? Hannah ARENDT plusieurs siècles après lui, s'inquiétera de ce que l'illusion moderne ait voulu comprendre et résoudre la question proprement politique de la liberté par des réponses "économiques", en réduisant l'agir au travail, l' oeuvre au travail et en nivelant ainsi toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire de l'abondance. Elle poussera même l'interrogation jusqu'à se demander si le "travail" ne joue pas un rôle de substitution à ce qui devrait constituer le "lien politique", dans une société où le sens donné à la vie et au vivre ensemble est fragile60.

La pertinence des réflexions d'Hannah ARENDT est frappante quand il s'agit de considérer les enjeux de la politique du Revenu Minimum d'Insertion. Si les objectifs fixés au "I" du RMI sont tant problématiques c'est bien que l'insertion sociale, qui est l'objectif visé, n'a pas trouvé jusqu'alors d'autres dynamiques que l'insertion professionnelle qui s'éloigne chaque année un peu plus de l'horizon des bénéficiaires. Le RMI, malgré les ressources qu'il garantit, ne peut pas insérer tant que le travail continue de faire, seul, lien avec la société. Car en instituant une relation identitaire entre le travail et l'individu, non plus seulement nécessité pour survivre, mais nécessité pour être, cette société des individus apparue il y a près de trois siècles a tissé l'étoffe d'une société liée par le travail. Lorsque le travail vient à manquer c'est l'étoffe sociale qui se déchire et pourrait se dissoudre. Tous les jeunes hommes rencontrés me le diront, le travail ne se réduit pas à un échange monétaire, l'enjeu principal reste un enjeu identitaire, de définition de soi, de reconnaissance de soi par les autres et des autres par soi-même. Il n'en va pas de même pour les jeunes femmes que j'ai rencontrées et pour lesquelles le travail ne constitue visiblement pas un enjeu identitaire aussi décisif.

On est ainsi passé, au regard de "l'échelle de sociabilité" élaborée par l'ethnologue SAHLINS du pôle de l'"assistance librement consentie" où n'est pas exigée de contrepartie (famille), au pôle de l'"échange marchand" où s'inscrit l'économie et qui constitue le lieu de la non-sociabilité. Le pôle de l'échange marchand est le lieu où la logique du don contre-don est contractualisée par un principe économique qui s'inscrit dans un cadre formalisé : l'échange marchand.

Car le travail ne s'inscrit dans le cadre d'un marché du travail qu'au 18ème siècle. Il devient désormais marchandise, au même titre que n'importe quel produit. Le travail est jusqu'alors une activité, tout autant économique que sociale, qui prend sens dans la configuration culturelle propre de chaque société. En s'inscrivant sur le marché, le travail acquiert un tout autre sens. Il n'est plus une activité vouée à la subsistance, au culte, à la nature. Il n'est plus l'activité sociale qui garantit la cohésion de la communauté. Le travail devient l'activité de l'individu, qu'il se doit de rentabiliser pour en tirer le profit maximum. Car tout fonctionne désormais sous le règne du marché, et le travail permet seul d'acquérir, sur les autres marchés, les biens nécessaires à sa subsistance. Pour Karl POLANYI ‘<<séparer le travail des autres activités de la vie et le soumettre aux lois du marché, c'était anéantir toutes les formes organiques. Ce plan de destruction a été fort bien servi par l'application du principe de la liberté du contrat. Il revenait à dire en pratique que les organisations non contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu'elles exigeaient l'allégeance de l'individu et limitaient ainsi sa liberté>’>.61

Le travail constitue désormais cette "monnaie d'échange" qui permet à l'individu de s'inscrire socialement dans le système d'échange social, devenu marchand. ‘<<Le "travail" ainsi conçu permettait de transformer tous les produits en valeur marchande, c'est-à-dire en temps de travail monnayable en salaire. Toutefois un tel calcul de la valeur n'était possible qu'à condition que le travailleur devienne "libre", c'est-à-dire que "la force de travail" soit déliée des autres rapports sociaux, et devienne interchangeable>>’ 62. ‘<<C'est pourquoi le "travailleur libre", d'abord embauché dans la production industrielle, va être progressivement requis dans de multiples activités nouvelles destinées à faciliter et à accroître la productivité : un nombre de plus en plus grand de fonctions qui étaient autrefois la prérogative de la sphère domestique vont être instituées en services publics ou privés (crèches, écoles, hôpitaux, hospices, ...) confiés à des personnes salariées, en même temps que de nouveaux secteurs marchands (distribution, banque, assurance...) vont occuper un nombre croissant d'employés salariés.>’>63.

Ce principe économique formel - "désencastré" des autres institutions sociales - s'est constitué comme principe opératoire, intégrateur, depuis le 17ème. Ce principe économique est une construction historiquement et géographiquement située qui ne supprime pas - à l'heure de l'internationalisation des échanges économiques - des pratiques de "réciprocités équilibrées". Ces pratiques "parallèles" à la pratique dominante de l'échange marchand ne constituent pas seulement un exotisme du "Tiers-Monde", mais se retrouvent également dans de nombreux pays industrialisés où elles tendent à se renforcer, dans une situation où la logique marchande n'est plus à même de pourvoir aux demandes croissantes de cette "monnaie d'échange" qu'est devenu l'emploi salarié. Le développement des SEL, Systèmes d'échanges Locaux, depuis une dizaine d'années en Europe, vient attester de la résurgence de systèmes d'échanges alternatifs qui ne s'appuient pas sur le système marchand mais sur un principe de réciprocité évalué en temps, et non plus en argent. Le lien social se constitue peu à peu autour d'échanges de compétences, qui ne sont ni formalisés par des compétences professionnelles attestées, ni par un emploi. Il reste à mieux connaître le public qui vient alimenter ces systèmes d'échanges alternatifs, pour voir s'il s'agit de véritables systèmes alternatifs à la crise tant économique que sociale, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'une pratique alternative de la classe moyenne intellectualisée.

Comment penser, repenser, cette catégorie de travail qui s'est reconstruite, comme nous le rappellent l'histoire et l'anthropologie, à partir du 17ème siècle, en Europe, avec l'apparition du marché capitaliste ?

Notes
54.

1993, p44

55.

op. cit., p54

56.

1994, p 65

57.

1976, p 38

58.

op. cit., p 80

59.

1980

60.

ARENDT (H), Condition de l'homme moderne, Ed Calman-Levy, Coll Agora, 1988, cité par MEDA (D), 1995

61.

1983, p220

62.

BILLIARD (I), 1993, p 27

63.

idem, p 30