2.3.1.2. ...AU TRAVAIL POUR DIEU

Le travail inscrit dans le rapport salarié correspond à une forme d'activité particulière, qu'une culture, pour certains la "culture bourgeoise", a inventé en distinguant l'économique du politique et du religieux. Pour Michel FREYSSENET il peut être entendu que ‘<<le devoir professionnel, conçu comme oeuvre de transformation du monde en vue d'une récompense céleste, est devenu une sorte d'activisme disponible pour le système capitaliste autofinalisé que nous connaissons>>’ 64. À ce point de la réflexion, la contribution de Max WEBER est capitale.

En observant la parenté entre l'esprit du capitalisme et l'ethos protestant, il met en évidence la spécificité d'un rapport au travail qui va participer au développement du système capitaliste. Si le fidèle catholique, et ce dès le Moyen-âge, vit au "jour la journée", considérant le travail, non comme un moyen d'accroître ses richesses, mais comme le moyen de vivre "selon son habitude", de survivre la plupart du temps - à l'image des peuples dits "primitifs" - il n'en va pas de même pour le fidèle protestant. Le travail est pour lui, au contraire, un but en soi, une "vocation". Car si l'éthique catholique permettait le rachat des péchés par une succession d'actes isolés accomplis au gré des circonstances, le Dieu du Calvinisme réclamait non pas de bonnes oeuvres isolées, mais une vie toute entière de bonnes oeuvres érigées en système. Ce système s'organise autour du travail, posé dès Luther comme le métier où Dieu assigne chacun à sa naissance ; le travail est dès lors conçu comme une tâche imposée par Dieu.

Ce rapport au travail fondamentalement différent, activité permettant d'assurer au jour le jour la survie alimentaire, ou "besogne" comme réalisation terrestre d'une volonté imposée par Dieu, se cristallise dès le 16ème siècle au sein de la société pré-capitaliste. C'est ainsi qu' ‘<<en tant que style de vie déterminé, surgissant drapé dans une "éthique", "l'esprit du capitalisme" eut à lutter tout d'abord contre cette façon de sentir, de se comporter et de réagir aux situations nouvelles que l'on appelle la traditio’n65>>. Ce traditionalisme résidait dans le rejet de l'appel au sens du profit. Face à la logique de développement de la productivité entreprise par le capitalisme, l'individu "traditionnel" préférait la réduction du temps de travail à l'augmentation de ses gains.

C'est ainsi que s'explique, pour Max WEBER, que ‘<<des siècles durant, ce fût un article de foi que les bas salaires sont productifs, en ce sens qu'ils augmentent le produit du travail : le peuple ne travaille-t-il pas parce qu'il est pauvre, et aussi longtemps qu'il le reste ? >’>66.

Proposées au début de ce siècle, les analyses de cet auteur résonnent encore aujourd'hui avec une tonalité toute particulière. Comment ne pas voir en effet dans les débats actuels qui opposent les tenants de la réduction du temps de travail aux tenants de la suppression du salaire minimum, la résurgence d'un conflit qui met en scène deux rapports au travail fondamentalement différents ?

Car si la France, à l'instar de la plupart des pays occidentaux, est un pays où s'étiole la pratique religieuse, la tradition catholique ne demeure pas moins une composante essentielle de l'identité française. Que les français se disent prêts, pour une majorité d'entre eux, à réduire leur temps de travail avec réduction de salaires, contre la possibilité d'embauche de demandeurs d'emploi, traduirait peut-être bien l'existence d'un rapport au monde, marqué par une tradition catholique séculaire.

Le modèle capitaliste s'est imposé de par le monde, développant avec lui une logique financière autofinalisée qui est l'aboutissement ultime d'un système économique pensé comme espace de profit. Le problème que pose la généralisation de cet "esprit" à l'ensemble des sphères de la société, ne tient pas tant au principe même du profit, qu'au sens qu'on lui attribue.

L'ascétisme protestant intégrait le principe du profit au coeur d'une philosophie qui visait la rationalisation des activités terrestres, non pour l'accumulation des richesses qui représentait, en soi, un grave danger moral, mais pour l'utilisation systématique du temps. Car ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c'est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentation de la chair. Seule l'activité sert à accroître la gloire de Dieu. Gaspiller son temps est donc le plus grave de tous les pêchés. Le temps doit être mis au service d'un métier afin que l'homme puisse mener sa tâche à bonne fin par un ouvrage constant et régulier, car ce que le Dieu des protestants exige, ce n'est pas le travail en lui-même, mais le travail rationnel à l'intérieur d'un métier "utile". C'est-à-dire moralement utile, évalué selon l'importance de biens qu'il procure à la communauté, et selon son avantage économique. Il faudra aux entrepreneurs capitalistes beaucoup d'imagination pour discipliner les masses laborieuses à l'esprit capitaliste, car ils se heurteront à la ‘<<nonchalance et à la désobéissance>>’ 67 d'ouvriers non socialisés à la rationalité capitaliste. Werner SOMBART met en évidence comment va se construire un système de dispositions chez les ouvriers capables de répondre aux exigences de rentabilité imposées par le système capitaliste. Système de dispositions intégrant des principes de régularité, de persévérance, d'obéissance, des aptitudes au calcul, le goût du gain,...Citant Max Weber, il s'accorde avec lui à reconnaître l'influence des ‘<<sectes protestantes>>’ dans la construction de ce système de dispositions à l'esprit capitaliste : ‘<<"L'aptitude à concentrer ses pensées, ainsi que l'aptitude, tout à fait centrale, à se reconnaître des devoirs envers le travail, se trouvent associées, chez la plupart de ces ouvriers, à un rigoureux esprit d'économie, qui tient compte du mérite et de son degré, ainsi qu'à une calme maîtrise de soi-même et à une modération qui augmentent le rendement à un degré extraordinaire. Ces ouvriers offrent le terrain le plus favorable à la diffusion de la conception capitaliste du travail comme d'une fin en soi et se montrent les plus disposés, grâce à leur éducation religieuse, à renoncer à la routine traditionnelle" (Max WEBER, "Archiv", L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1905, pp20-24)>’>68

Autrement dit, refuser de travailler c'est refuser de participer au bien collectif et à l' oeuvre d'enrichissement voulue par Dieu pour la communauté. Le sort de celui qui ne peut travailler n'est pas envisagé, ou plutôt il est appréhendé dans les termes de la volonté. Ainsi, celui qui "désire" être pauvre, car c'est ainsi qu'est désigné le mendiant, est condamnable, non seulement de paresse, mais plus encore de violation du devoir d'amour pour son prochain, car il refuse de se faire l'intendant de Dieu et de mettre sa vocation au service de la communauté.

On voit combien, l'éthique protestante rompt radicalement avec la tradition catholique qui a, des siècles durant, fait profession de foi de la mendicité afin d'assurer à chacun le moyen de racheter ses pêchés par ses bonnes oeuvres. La pauvreté est bannie, exaltée est la richesse, car elle est la réalisation terrestre de la volonté divine.

Max WEBER énonçait déjà en son temps sa perplexité relativement à l'évolution du sens du travail : ‘<<Le caractère impersonnel du travail d'aujourd'hui, son absurdité sans joie, du point de vue de l'individu, est ici aussi transfiguré religieusement. à son origine, le capitalisme avait besoin d'ouvriers qui, pour le repos de leur conscience, fussent à la disposition de l'exploitation économique. De nos jours, ce même capitalisme est bien en selle, et il peut mettre à contribution la volonté de travail ouvrière sans avoir besoin de promettre des récompenses dans l'au-delà>’>69. Le travail des individus n'est plus motivé aujourd'hui par des raisons morales ou religieuses. Toutefois certaines remarques glissées ça et là par les jeunes rencontrés me laissent à penser que subsiste un "imaginaire de la nécessité" qui pourrait s'enraciner dans cette conception judéo-chrétienne du travail qui a fait de ce dernier un "nécessaire" dont il ne va pas de soi de dire à quoi il se rapporte. Que penser ainsi d'un "il le faut" ou encore d'un "c'est la société qui veut ça" ? Dénués de références religieuses ou morales ces propos témoignent d'une nécessité qui s'impose sans qu'il soit nécessaire de l'expliciter davantage car "c'est la vie, c'est comme ça". Le travail est une nécessité qui transcende l'expérience immédiate et à laquelle on se soumet sans autres interrogations.

Notes
64.

1994, p115

65.

WEBER (M), 1964, p60

66.

op. cit., p62

67.

URE cité par Werner SOMBART, 1932, p 477

68.

SOMBART (W), 1932, p 480

69.

op cit, p220