2.3.1.3. DU TRAVAIL ALIÉNANT AU TRAVAIL LIBÉRÉ

à cette conception du travail comme "nécessité", qu'il s'agisse d'une nécessité alimentaire ou d'une nécessité morale imposée par la religion, va s'opposer dès la fin du 18ème siècle une conception du travail comme "épanouissement" de l'homme.

Avec HEGEL se construit une philosophie du travail pensé comme "essence de l'homme"70où le travail devient l'activité créatrice par excellence. Porté par les socialistes, ce mouvement "utopique" va trouver en Karl MARX une figure de légitimation. MARX va opposer le "vrai travail", essence de l'homme, lieu de créativité, à la réalité du travail tel qu'il se développe dans la société capitaliste de l'époque et qui est un travail aliéné. Ainsi, reprenant HEGEL, pour MARX l'homme ne peut exister qu'en travaillant, c'est-à-dire, qu'en substituant ses propres oeuvres à la place du donné naturel. Autrement dit pour lui, le ‘<<vrai travail n'est pas le travail physique, celui qui s'accomplit dans l'effort et sous la contrainte du besoin. (...). Le travail, le vrai travail, pourrait-on dire, n'est pas lié au besoin, il est une activité consciente, visant consciemment à faire du monde naturel un monde humain.>>’ 71

Car pour MARX, le travail est une activité fondamentalement créatrice, lieu d'expression de l'individualité et de reconnaissance des êtres humains entre eux. Dominique MEDA nous livre un extrait exemplaire de cette conception du travail chez MARX : ‘<<Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j'éprouverais en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3. J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J'aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre’.>>72Ce texte est écrit au conditionnel et nous signifie bien qu'il s'agit là d'une conception du travail telle que MARX la rêve, et non du travail tel qu'il a pu exister dans une histoire, récente ou lointaine. Cette essence du travail est pensée à l'horizon d'un futur qui pourra libérer les hommes du travail réel aliénant, et non en souvenir d'un passé glorieux du travail création et réalisation de l'être.

Cette conception du travail, lieu d'épanouissement de l'individu, continuera de se développer au cours du 20ème siècle, principalement à travers les courants humanistes. Aujourd'hui, alors que le chômage ne cesse de progresser et que le travail se fait plus discret, le sens du travail se reconstruit à travers ce qu'il commence à ne plus être pour certaines catégories de population : un vecteur de lien social. Construit au cours des deux derniers siècles comme vecteur d'identité sociale et comme moyen de lier les hommes entre eux, le travail, en "disparaissant", pourrait menacer la société d'anomie. Il ne s'agit donc plus de savoir si le travail est aliénation ou libération de l'homme, mais de se poser la question, à la suite d'Hannah ARENDT, de savoir comment remplacer le travail dans sa fonction "politique" de lien social73car le problème posé par le chômage est bien la question de la participation de l'individu à la société.

Ainsi, la société capitaliste, en sortant de la logique du don contre-don, a inauguré une logique marchande où l'activité est désormais inscrite dans le seul système économique. "L'actif" est désormais celui qui par son activité contribue au fonctionnement et au développement du système marchand, "l'inactif" celui qui se situe en dehors de ce système devenu dominant.

Le travail domestique qui relève de l'économie familiale non inscrite dans le cadre salarial est en conséquence une "activité" de l'"inactif(ve)". Il en est de même pour l'ensemble des activités qui contribuent au maintien de l'édifice social global mais qui ne s'inscrivent pas formellement dans le cadre d'un contrat de travail salarié : activités bénévoles, formations.... L'activité ne devient "travail" que lorsqu'elle bénéficie de la reconnaissance sociale du contrat de travail, comme acte légitimant la participation "active" à la société.

Le chômage, comme absence temporaire de contrat de travail, place l'individu dans un no man's land défini contradictoirement. Il est "actif" puisque positionné sur le marché du travail en "recherche d'emploi", mais "inactif" puisque privé momentanément de contrat de travail. Cette situation paradoxale fait de l'individu "chômeur", quelqu'un qui ne "travaille" pas, alors même qu'il peut consacrer plus de 40 heures hebdomadaires à des démarches "actives".

Notes
70.

MEDA (D), 1995, p 93

71.

op. cit., p 102

72.

MARX (K), "Notes de lecture", in é conomie et philosophie, Oeuvres, économie, Gallimard, Coll. La Pléiade, tome II, 1979, p 22, cité par MEDA (D), 1995, p 103.

73.

Cf. HABERMAS (J), Le discours philosophique de la modernité, Gallimard, 1988 ; GORZ (A), Métamorphoses du travail, quête du sens, Gallimard, 1988, PERRET (B) et ROUSTANG (G), L'économie contre la société, Seuil, 1993.