2.3.2.1. PROCESSUS DE CATÉGORISATION

Le concept social de chômage qui apparaît se construit dans la volonté d'appréhender une catégorie nouvelle de pauvres afin d'y adapter un traitement social adéquat. Comme le souligne Christian TOPALOV : ‘<<En tant qu'outil cognitif, la notion de chômage est l'un des produits de cet effet multiforme de diagnostic, où chaque classe de pauvres que l'analyse va peu à peu distinguer sera en effet justiciable de mesures spécifiques>’>74. Se met dès lors en place un processus de différenciation qui se donne pour objet de distinguer le "bon" pauvre du "mauvais" pauvre. Il s'agit d'apprécier la situation de celui qui n'est pas tenu pour "responsable" de sa situation - le bon pauvre, victime d'un marché du travail sélectif, et la situation de celui, figure légendaire du mendiant, du vagabond, "poids inutile de la terre", qui profite de la manne charitable. L'ethos capitaliste bouleverse le système de valeurs en substituant l'activité besogneuse à la charité organisée.

La mise en place du Revenu Minimum d'Insertion s'inscrit comme "outil" emblématique de cette tradition "moraliste" de la fin du 19ème siècle, qui ne peut justifier du bien-fondé de son principe qu'en se donnant les moyens d'apprécier la réelle volonté d'insertion du bénéficiaire.

Le débat qui se met en place dans l'objectif de distinguer les "vrais chômeurs" des "faux chômeurs" s'enracine dès les années 1890, période de grande dépression économique. En 1903, Alfred MARSHALL, professeur d'économie politique, va opposer le "chômage occasionnel", causé par des défauts d'ajustements entre l'offre et la demande de travail, au "chômage systématique", qui est le fait d'individus qui ne veulent pas ou ne peuvent pas travailler avec assez de régularité ; cette "maladie" devra faire l'objet d'une discipline bienveillante mais sévère. Peu après, en 1907, William BEVERIDGE vient appuyer cette thèse. Il s'agit pour lui de lutter contre les travailleurs intermittents qui ne veulent pas assurer un travail régulier. Il faut s'opposer au "sous-emploi" de certaines catégories de travailleurs75.

Ainsi ce qu'Alfred MARSHALL et William BEVERIDGE refusent de considérer comme relevant du chômage authentique dont ils sont en train de produire le concept, désigne des pratiques populaires - le travail intermittent - auxquelles il faut mettre un terme et une catégorie ouvrière qu'il s'agit tout simplement de faire disparaître. Mais davantage encore qu'une pratique populaire, c'est un rapport au monde qu'il faut bannir de la société capitaliste rayonnante.

Ce processus de normalisation du travail aura pour conséquence de bouleverser radicalement le cadre de référence des travailleurs visés par cette oeuvre de clarification. L'entreprise devient désormais l'univers référent, se substituant ainsi au métier, pour les plus qualifiés, et au bassin d'emploi pour les moins qualifiés d'entre eux. C'est dans l'entreprise et plus particulièrement dans la grande entreprise que le rapport salarial moderne se développe et par là même l'accès à la plupart des droits sociaux qui lui sont subordonnés. Vouloir travailler hors du cadre salarial en train de s'élaborer c'est prendre le risque de se mettre à l'écart du système de protections sociales qui l'accompagne.

L'enjeu actuel posé par la crise de l'emploi prend sa source au coeur de cette problématique. Comment repenser le travail en dehors du cadre salarial qui tout à la fois définit le travail dans la norme de l'emploi salarié stable et inscrit cette norme comme condition d'accès à la protection sociale ?

La multiplicité des dispositifs publics mis en place pour lutter contre le phénomène social que constitue le chômage de masse vise le maintien du cadre salarial, tout en réactivant pour certaines de ces procédures (Contrat de Retour à l'Emploi, Contrat Emploi Solidarité,...Revenu Minimum d'Insertion) le principe de l'assistance traditionnelle que le droit au travail avait combattu. Pour être pris en charge il faut manifester les signes de son incapacité, témoigner d'une déficience par rapport au régime commun du travail.

Ces dispositifs publics (contrats aidés, dispositifs de formation...) s'inscrivent dans un espace multiforme où l'individu navigue de la norme à la marge. De la norme du travail que symbolise l'emploi salarié stable, à la marge que constitue le chômage, indemnisé ou non. Mais la complexité croissante des situations "intermédiaires" nous invite à interroger les concepts mêmes de "norme" et de "marge" qui voudraient cadrer le rapport moderne au travail. Le R.M.I., symbole de précarité, de pauvreté, tend à s'inscrire dans une relative stabilité pour un nombre croissant de personnes qui préfèrent bénéficier d'un revenu minimum tel que le R.M.I., voire de C.E.S., plutôt que de prendre le risque de s'installer dans le système parfois plus précaire de l'Intérim et de sa succession de Contrats à Durée Déterminée qui n'offrent parfois pas même la possibilité d'indemnisation au titre de l'assurance chômage tant est courte la période "travaillée".

Notes
74.

1995, p3

75.

Cités par TOPALOV, 1995, p 4