2.3.2.2. PROCESSUS DE NORMALISATION

Le rapport à la norme sociale dominante de l'emploi se brouille. Que signifie dès lors travailler, ou plutôt que recherchent les individus dans le travail ?

Si l'on a cru pouvoir atteindre un état de modernité où le travail ne serait plus l'expression de la nécessité, force est aujourd'hui de constater qu'il n'en est rien. L'individu continue de se plier à l'ordre de la nécessité, il travaille pour subvenir à ses besoins, mais subvenir à ses besoins n'implique plus nécessairement de travailler, du moins régulièrement.

La volonté d'authentifier le chômage "légitime" des ouvriers stables du début du siècle dans le souci de normaliser le rapport au travail, avait amené MARSHALL et BEVERIDGE à pourchasser les "illégitimes" travailleurs intermittents et autres mendiants, figures plurielles du sous-prolétariat de cette fin du 19ème siècle. Que penser aujourd'hui du travailleur intérimaire auquel des missions de travail temporaires permettent des espaces de temps non travaillé qui peuvent devenir espaces de temps libéré ? Cette modalité de rapport au travail qui privilégie une pratique "distanciée" par rapport à la norme de l'emploi salarié stable ne serait-elle pas typique de pratiques qui permettent d'échapper temporairement à la contrainte de la nécessité ?

Avant que le travail ne commence à être considéré comme une activité productive, utile et nécessaire pour tous (à partir du 17ème siècle environ), il est perçu comme un remède pour les pauvres qui ne peuvent subvenir à leurs besoins autrement. Si travailler reste perçu au 16ème siècle comme le dernier remède contre la pauvreté, après la charité, les penseurs du 18ème siècle (Mandeville (1740), Mirabeau (1758))76 restent convaincus, dans la même logique, que le travail ne sera accepté que s'il est contraint par la nécessité. Car si le travail a commencé à se construire comme une activité digne de l'homme, il n'en demeure pas moins pour les classes laborieuses une activité aliénante à laquelle la plupart aimerait se soustraire.

Les pratiques de mise à distance du rapport salarial dominant n'ont pas disparu, elles pourraient tendre au contraire à se renforcer, à travers une multiplicité de formes. Et je suis tentée de poser pour hypothèse que le recours au travail "précaire", généralement contraint par un marché du travail devenu plus sélectif, s'avère dans de nombreux cas une expérience négative au point que la durée déterminée des contrats peut être source de soulagement plutôt que de regrets. L'exposition du travail d'analyse d'entretiens réalisés avec six jeunes, dans la dernière partie de ce travail, nous permettra de comprendre comment la "précarité" des contrats de travail peut ainsi se révéler, pour ces jeunes, moins problématique que les diverses temporalités imposées par les conditions de travail, et comment le recours aux dispositifs de formation et aux contrats temporaires peut représenter une pratique de mise à distance du travail.

Le travail de Christian TOPALOV nous éclairera à nouveau sur une réalité contemporaine qui s'inscrit dans la droite ligne de la construction historique du salariat moderne de la fin du 19ème siècle. Il nous rappelle en effet que le rapport salarial moderne défini par la régularité, la continuité, la coupure institutionnalisée entre période de travail et de non-travail, est une norme sociale qui se construit avant tout pour la "partie masculine de la population laborieuse", à savoir les adultes, les hommes mariés et les nationaux qui peuvent, seuls, revendiquer le statut de citoyen. Sont exclus de ce rapport salarial en train de s'élaborer les femmes, les jeunes et les étrangers.

Qu'observe-t-on aujourd'hui ? En 1996, les femmes actives travaillent pour 29,5 % d'entre elles à temps partiel contre 5,2 % des hommes, et elles occupent 85 % des emplois à temps partiel77. Les jeunes actifs entre 15 et 24 ans occupent un emploi temporaire (apprentis, CDD, aides familiaux, intérimaires, stagiaires, contractuels à durée limitée et vacataires de la fonction publique) pour 40 % d'entre eux, contre 8 % pour les plus de 25 ans, alors qu'ils sont respectivement 24 % et 65 % à bénéficier d'un contrat de travail salarié à durée indéterminée 78.

Ces observations statistiques confirment une structuration du marché du travail qui s'est opérée au bénéfice d'une catégorie de main-d'oeuvre spécifique : les hommes, adultes, français, critères auxquels il faut ajouter une variable devenue discriminante au cours des dernières décennies : la qualification.

Les situations d'emplois particulières ne se distribuent pas au hasard dans la société française. Elles s'inscrivent dans la logique de structuration du marché de l'emploi tel qu'il s'est normalisé depuis les années 50. Encore faut-il se donner les moyens de repérer les situations d'emplois particulières, non à partir des critères identifiés sur les formes actuelles, mais à partir d'une approche plus globale du principe de particularité d'emploi. Bernard FOURCADE nous enjoint à ‘<<adopter cette perspective globale et générale, afin de convenir que les phénomènes de particularité d'emploi et de précarité ne sont pas nouveaux, mais qu'ils se présentent sous des formes en continuel renouvellement>>’ 79. ‘<<De ce point de vue>>,’ avancera même François SELLIER80, ‘<<le discours contemporain sur la précarité peut étonner : il manifeste en réalité que plus le salariat s'institutionnalise, devient une activité sociale réglée et stable, plus il se généralise à toute la population (85 % de la population active), plus les exceptions à la stabilité deviennent difficilement supportables : la violence du discours sur la précarité est inversement proportionnel à l'importance du phénomène>>’ 81. Il s'agit dès lors de poser la problématique sociale de la précarité professionnelle non plus comme phénomène social émergent d'une crise économique structurelle née dans les années 70, mais comme produit historique d'un processus de normalisation du rapport au travail, qui rejette hors du travail toute activité qui ne s'inscrit pas dans la forme dominante de l'emploi salarié, à durée indéterminée et à temps plein.

Notes
76.

Cités par JACOB (A), 1992, p17

77.

Sources INSEE RESULTATS, Emploi-Revenus, n°107-108, sept 1996

78.

GALLAND (O), 1997, p148

79.

1992, p5

80.

cité in FOURCADE (B), 1992, p5

81.

SELLIER (F), La Confrontation sociale en France 1936-1981, PUF, 1984