2.3.3.1. DE L'EMPLOI ...

Il n'existe pas jusque dans les années 1950 de "norme" d'emploi. Il faut attendre la fin des années 70 pour que s'impose un "paradigme de l'emploi" qui fera référence pour l'ensemble des actifs.

Jusqu'alors les repères oscillent entre le "travail indépendant" et le "travail salarié" qui représentent respectivement 51 % et 49 % des actifs en 1931. Le travail indépendant restera longtemps, il faut le rappeler, le pôle positif auquel tout individu, placé dans la nécessité de vendre sa force de travail pour vivre, tentera d'accéder. Être ou tomber dans le salariat, c'était s'installer dans la dépendance, être condamné à vivre "au jour la journée", se trouver sous l'emprise du besoin. Sous l'Ancien Régime, le salariat concerne la frange la plus pauvre de la population : compagnons, maîtres déchus ou ruinés, ouvriers non qualifiés, domestiques et serviteurs, employés administratifs, ouvriers agricoles, travailleurs saisonniers...tous ceux qui ne pouvaient accéder au statut d'indépendant (artisan, tenancier, maître...).

Les situations d'emplois particulières (S.E.P.) renvoient donc dans cette période à l'ensemble des situations d'emplois, majoritairement "salariées", qui placent les individus sous la tutelle d'un "Maître". La condition salariale est typiquement la condition de la précarité, et elle concerne la majorité de la population.

Dans les années 1950, le rapport travail indépendant et travail salarié commence à s'inverser et les situations d'emplois particulières s'inscrivent majoritairement en référence au travail indépendant (aide-familial, apprenti, ouvrier agricole, saisonnier, travailleur à domicile et travail domestique).

Durant la période de croissance et d'expansion de l'après-guerre les formes d'emploi vont s'homogénéiser autour de la norme de l'emploi salarié stable ; les situations d'emploi particulières liées au travail indépendant tendent à disparaître.

C'est dans les années 70, la croissance économique se ralentissant, que réapparaissent - sous des formes renouvelées - les situations d'emplois particulières qui se développent rapidement. Coexistent alors S.E.P. "anciennes" et S.E.P. "nouvelles" qui s'inscrivent chacune dans des cadres de référence distincts. La bipolarité - indépendant-salarié - est devenue quantitativement marginale, éclipsée par l'opposition emploi typique-emploi atypique.

Si sur la période 1950-55 les S.E.P. "anciennes" totalisent quelques 4 millions de personnes soit 20 % de la population active, elles ne représentent plus sur la période 1970-75 que 1,3 million de personnes, soit 5,8 % de la population active de l'époque, chiffre qui demeure stable sur la période 1982-90, et représente le même pourcentage. En revanche, les S.E.P. "nouvelles" (CDD, intérim, temps partiel, mesures jeunes, non titulaire de la fonction publique) concernent quelques 2 millions de personnes sur la période 1970-75, soit 8,9 % de la population active de l'époque, et plus de 3,6 millions sur la période 1982-90, soit 15 % de la population active82.

De façon globale, puisque les S.E.P. "nouvelles" ne se sont pas substituées entièrement aux "anciennes" et qu'elles coexistent toujours en partie, on remarquera que le total des S.E.P. représente, sur la période 1950-55, 21,9 % de la population active, contre 14,3 % sur la période 1970-75 et 20,9 % sur la période 1982-90. On peut se risquer à avancer, compte tenu de l'indisponibilité de nombreuses données concernant les S.E.P. "nouvelles" sur les périodes 1950-55 et 1970-75, minorant ainsi les résultats, que les S.E.P. après avoir significativement diminué jusque dans les années 70, puis enregistré une forte recrudescence depuis, demeurent quantitativement moins importantes dans les années 80 que durant la période de l'après-guerre.

La "précarité" s'est constituée comme fait social légitime de l'action politique depuis le milieu des années 70 alors même que le référent quantitatif objectif ne laissait pas augurer d'un bouleversement digne d'une mobilisation nationale.

Qualitativement, la précarité des années 80 se distingue de celle des années 50. Caractérisée aujourd'hui par de faibles revenus, une forte discontinuité et une forte protection sociale, les S.E.P. des années 50 présentaient à l'inverse une faible discontinuité et une faible protection sociale. S'adressaient-elles aux mêmes publics ?

Avant même d'entrer dans le détail des répartitions statistiques il est fondamental d'observer que l'INSEE ne considère pas le travail à temps partiel comme forme d'emploi particulière. Cette catégorisation a pour effet d'occulter un pan entier de la précarité.

En 1996, l'INSEE recense près de 2.151.000 actifs occupés dans des emplois précaires (Aides familiaux, intérimaires, apprentis, CDD, stagiaires et contrats aidés), soit 9,5 % de la population active83. Sur ce total de 2.151.000 actifs en emplois précaires on dénombre 987.000 hommes et 1.163.500 femmes. Les hommes en emplois précaires représentent donc 7,8 % des hommes actifs, alors que les femmes en emplois précaires représentent 11,8 % des femmes actives. On voit dès lors, que sans même comptabiliser le travail à temps partiel, qui comme nous allons le voir est une spécialité toute féminine, les emplois précaires sont également une "spécialité" plus féminine que masculine.

Cependant ces effectifs ne comprennent pas les actifs occupés à temps partiel dont certains n'ont pas choisi cette forme d'emploi et ne l'exercent que de façon précaire. Lorsqu'on observe les chiffres relatifs au travail à temps partiel, on enregistre 651.000 hommes travaillant à temps partiel, contre 2.910.000 femmes, ce qui représente encore 5,2 % des hommes travaillant à temps partiel, contre 29,4 % des femmes.

Certes les données relatives aux emplois précaires et celles qui concernent le temps partiel ne peuvent évidemment pas s'aditionner. Mais nombre de formes d'emplois particulières cumulent le fait d'être précaires par leur statut de travail temporaire (intérimaires, CDD, apprentis...) et par leur inscription temporelle (temps partiel hebdomadaire, mensuel, annuel) : 38 % des aides familiaux travaillent à temps partiel, 75,5 % des stagiaires et contrats aidés, contre 16 % de l'ensemble des actifs. Les données dont nous disposons ne nous permettent pas de procéder à une analyse plus fine de la précarité professionnelle, mais nous pouvons d'ores et déjà en conclure que si les formes particulières d'emplois touchent moins de 10 % des hommes, elles atteignent plus de 30 % des femmes.

Pour Bernard FOURCADE, la précarité des S.E.P. touche davantage aujourd'hui les femmes et les jeunes. Il avançait même que ‘<<les S.E.P. et l'emploi féminin sont étroitement liés depuis le début de la société industrielle, mais que ce lien s'est renforcé dans les trente dernières années avec les salarisation/tertiarisation de l'emploi féminin>>’ 84. On retrouve ici les analyses proposées par Christian TOPALOV, selon lesquelles le rapport salarial moderne s'est construit avant tout pour la partie masculine de la population laborieuse.

Paradoxe d'une structuration du marché du travail qui tout à la fois permet aux femmes d'intégrer le marché "légitime" du travail grâce à un double processus de salarisation et de tertiarisation qui permet une progression massive des femmes sur ce marché85, mais les cantonne majoritairement dans des emplois peu qualifiés du secteur tertiaire où nombre d'entre elles font l'expérience de la précarité statutaire (temps partiel, CDD, CES...).

Les jeunes actifs de 15 à 24 ans, tels qu'ils sont socialement catégorisés, font aussi très largement l'expérience de la précarité professionnelle puisque, nous l'avons déjà vu, les S.E.P. concernent 40 % d'entre eux, contre 8 % des plus de 25 ans, compte non tenu du travail à temps partiel, comme nous venons de le mettre en évidence. Les données dont nous disposons ne nous permettent pas de procéder à une analyse fine de la précarité professionnelle des jeunes qui tiendrait compte du travail à temps partiel. Je me contenterai donc de signaler que les résultats présentés (40 %) sont sous-évalués et qu'ils se rapprochent plus probablement des 50 %.

On le voit, près d'un jeune sur deux et plus d'une femme sur trois travaillent dans le cadre de formes d'emploi particulières. La norme sociale de l'emploi permanent à temps plein pourrait peu à peu se dissoudre dans une multiplicité de formes d'emploi particulières. Mais comme nous allons le voir, cette norme d'emploi que constitue le contrat de travail salarié à durée indéterminée et à temps plein demeure l'horizon d'attentes de plus de 85 % des demandeurs d'emploi. La précarité professionnelle serait donc bien un phénomène social plus "subi" que "choisi". Nous verrons dans la dernière partie de ce travail, comment cette apparente "vérité" masque une réalité beaucoup plus complexe.

Sur un continuum qui va de l'emploi au chômage non indemnisé, les S.E.P. constituent des formes alternatives "renouvelées" d'activité où circulent plus ou moins durablement les individus, selon leur âge, leur sexe et leur niveau de qualification.

Ces situations d'emploi particulières sont d'autant plus problématiques, que comme nous allons le voir, elle ne correspondent pas, dans une large majorité, à la volonté des individus. L'enquête emploi de l'INSEE de mars 1996 met clairement en évidence cette distorsion. En effet, 86 % des demandeurs d'emploi sont à la recherche d'un emploi permanent à temps complet, contre 2,5 % à temps partiel, et 10,7 % pour une durée limitée. On notera toutefois une distorsion significative entre les sexes puisque 97 % des hommes recherchent un emploi permanent à temps complet, contre 78 % des femmes. Lesquelles sont 18,4 % à rechercher un emploi à durée limitée, et 3 % un emploi à temps partiel, contre 2 % et 1,7 % pour les hommes86.

Il apparaît clairement que le modèle de l'emploi salarié à temps plein et à durée indéterminée demeure le modèle prédominant de l'emploi puisque plus de quatre demandeurs d'emploi sur cinq sont à sa recherche. Mais il est important de noter par ailleurs une différence significative entre les sexes, relative à l'inscription temporelle du travail. Plus de 20 % des femmes sont en effet à la recherche d'un emploi qui ne s'inscrit pas dans le modèle dominant du travail permanent. Mais plus intéressant encore, les femmes ne semblent pas aspirer à gérer leur inscription sur le marché du travail dans le sens d'une meilleure conciliation entre travail professionnel et travail domestique, comme en témoigne généralement la volonté de travailler à temps partiel (3 % seulement d'entre elles). Elles semblent au contraire orienter leurs attentes vers une gestion intermittente de l'activité professionnelle, qui correspond sans doute à la gestion temporelle de la maternité puisque seulement 8 % des jeunes femmes de moins de 25 ans expriment cette volonté, contre 20,5 % des femmes de plus de 25 ans. Cette différence significative entre les modèles de gestion temporelle du travail des hommes et des femmes témoigne bien, s'il en était besoin, d'une inscription sur le marché du travail qui reste marquée pour les femmes par la nécessité de concilier les calendriers familiaux avec les calendriers de la vie professionnelle.

Si une immense majorité de demandeurs d'emploi, y compris les jeunes demandeurs d'emploi de moins de 25 ans (90 %) aspirent à exercer un emploi permanent à temps complet, il n'est qu'apparemment paradoxal de postuler que la précarité des emplois correspond autant à l'imposition du marché du travail qu'à de multiples logiques de mise à distance du travail. Nous verrons en effet, au cours de la troisième partie, comment l'exercice d'activités professionnelles dans le cadre d'emplois "précaires" permet aux jeunes de repousser temporairement la stabilisation d'identités professionnelles dévalorisantes, et comment alors, paradoxalement, puisque l'emploi stable semble demeurer l'objectif de la plupart, le CDI peut constituer une impasse dont il est difficile de sortir. L'ayant espéré des années durant certains jeunes quitteront subitement un emploi stable, sans qu'il soit apparemment possible de comprendre leurs attitudes.

Notes
82.

FOURCADE (B), 1992, p16

83.

Sources INSEE RESULTATS, Emploi-Revenus, n°107-108, sept 1996, p 68-69

84.

FOURCADE (B), 1992, p8

85.

La part des femmes dans la population active reste stable de 1800 jusqu'en 1960, environ 30 %, pour atteindre 42,5 % en 1988 . Sources INSEE

86.

Sources INSEE RESULTATS, Emploi-Revenus, n°107-108, sept 1996, p99