2.3.3.2. ...AU CHÔMAGE

La notion de "chômage" a un siècle. Et son histoire s'imbrique étroitement à l'histoire de la société salariale naissante.

Jusque dans les années 1945 la notion de "chômage" ne s'appliquera qu'aux travailleurs ayant perdu leur emploi dans un établissement. Des années 1870 à cette date, le chômage fait référence à la situation des ouvriers privés de travail. Le concept social de "chômage" s'élabore en référence à la norme salariale en train de s'ébaucher, qui substitue à l'ancien principe de "louage de service" la notion moderne de "contrat de travail". On ne pourra donc pendant longtemps se prévaloir du statut de "chômeur" si l'on n'a pas au préalable signé de contrat de travail avec un établissement, qui atteste d'un rattachement à une entité juridiquement identifiée ; jusqu'en 1936 l'embauche se fait le plus souvent sans contrat de travail.

Jusque dans les années 50, seront exclus de la catégorisation du chômage, du fait de la structuration du marché du travail, les jeunes et les femmes. Les femmes, travailleuses à domicile pour un grand nombre d'entre elles, ne sont pas reconnues comme salariées. En 1936, 1 million de femmes travaillent à domicile, soit 25 % de la population active féminine. En outre, les Fonds de chômage institués dans les années 30 s'adressent au "chef de famille", ‘<<le mari étant en effet tenu, en vertu de l'article 214 du code civil, de fournir à sa femme tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état>’>87. En vertu de ce principe, femmes mariées et jeunes vivant au foyer parental, ne peuvent prétendre au Fonds de chômage si le mari-père n'en bénéficie pas lui-même.

Ainsi, entre 1930 et 1939, la main-d' oeuvre masculine qui constitue le noyau dur de la population active, subit les variations d'une conjoncture économique difficile. La main-d' oeuvre féminine, non mariée, se trouve reléguée par la crise dans un chômage durable ou une activité professionnelle très précaire. Cette situation s'est traduite dans les chiffres relevés à l'époque (1936) par l'existence de 864.000 sans emploi, dont 72 % sont des hommes, et 71 % des adultes entre 25 et 59 ans88 ; il s'agit principalement du "chômage" des hommes adultes, ouvriers de l'industrie. Celui des femmes n'est appréhendé, en fonction de la catégorisation juridico-administrative de l'époque, que pour les célibataires, ouvrières en usine.

Quels sens donner aux chiffres du chômage enregistrés sur la période 1950 à 1995 ? En 1950, 377.000 chômeurs, soit 1,9 % de la population active, compte non tenu des femmes et des jeunes. Sur la période 1970-75 on recense 1,1 million, soit 4,8 % de la population active, période où sont recensés tous les demandeurs d'emploi, et où l'activité économique est la plus florissante. Enfin, 2,5 millions entre 1982 et 1990 soit 10,3 % de la population active89, et autour de 3,1 millions en 1996. Il est fort probable, qu'à l'image des Situations d'Emploi Particulières, le chômage "réel" de l'après-guerre, tel qu'il serait évalué actuellement, ait été beaucoup plus important que celui enregistré dans les années 1970-75.

Il faudra attendre l'après-guerre pour qu'à la notion de perte d'emploi dans un établissement se substitue la notion d'absence de travail et de recherche de travail, ce qui permettra d'intégrer comme chômeurs, les femmes et les jeunes.

Le principe de l'assurance-chômage est acquis dès 1958, fondé sur un principe de prévoyance et non plus d'assistance. Dix ans plus tard s'ouvriront les premiers guichets de l'A.N.P.E.. Le principe de l'indemnisation du chômage est aujourd'hui dual. L'assurance-chômage est limitée aux titulaires d'un contrat de travail dans une entreprise souscrivant à l'U.N.E.D.I.C.. Pendant que les publics qui ne bénéficient pas de ce cadre juridique (femmes isolées avec enfant, femmes divorcées à la recherche d'un premier emploi, jeunes à la recherche d'un premier emploi, chômeurs en fin de droits) ont recours à la solidarité nationale, familiale ou locale.

Comment se répartissent aujourd'hui les personnes à la recherche d'un emploi ? En 1996, le chômage90 touche 12,1 % de la population active. Mais pour les jeunes de 15 à 24 ans on observe un taux de chômage nettement supérieur puisqu'il s'élève à 26,3 %. De la même façon, pour les femmes, bien que dans des proportions bien moindres, on enregistre des distorsions significatives puisque 14,2 % des femmes actives sont au chômage, contre 10,4 % des hommes. On le voit, ce sont les jeunes qui, de loin, sont les plus frappés par le chômage, et les jeunes femmes en particulier (31,9 % contre 22,1 % pour les jeunes hommes)91.

Mais il est fondamental de pondérer ces résultats par le taux d'activité des sous-populations respectives. Lorsque l'on observe la situation des femmes en recherche d'emploi rapportée à leur taux d'activité (47,6 %), on observera alors que 6,8 % des femmes en âge de travailler (de plus de 15 ans) sont au chômage. De la même façon, lorsque l'on adopte un autre point de vue sur les chiffres du chômage des jeunes, en rapportant le taux de chômage de 26,3 % au taux d'activité de cette tranche d'âge qui est seulement de 29,2 % - la majorité des jeunes étant scolarisée - cette pondération nous permet de resituer l'effet quantitatif du chômage sur cette classe d'âge, et d'observer alors que 68 % des 15-24 ans sont scolarisés, 21,4 % sont des actifs occupés, et seulement 7,6 % d'entre eux sont comptabilisés comme chômeurs92. Ce qui frappe dès lors est peut-être moins le taux de chômage des jeunes que leur présence discrète sur le marché du travail, du fait d'un fort taux de scolarisation. En comparant la situation des jeunes en 1990 avec celle de 1968, comme nous le propose Chantal NICOLE-DRANCOURT, ‘<<c'est moins la proportion inchangée des sans-emploi qui surprend que les proportions inversées d'actifs et de scolarisés>’>93. L'inscription prolongée et toujours plus tardive des jeunes dans le système scolaire s'inscrit dans une volonté de constitution d'un capital formation qui, plus ce capital s'élève, pourra préserver du chômage. Mais on peut également se poser la question de savoir si ces pratiques de scolarisation ne correspondent pas, de façon concomitante, à des volontés de mise à distance de l'emploi, donc beaucoup auraient déjà "l'intuition" qu'il ne satisfera pas leurs attentes.

La situation statistique des jeunes et des femmes, relativement au chômage, peut donc apparaître très proche selon le point de vue adopté, mais elle correspond à des problématiques fort différentes. Si les femmes entre 25 et 60 ans enregistrent un taux d'activité de 73 % (contre 91 % pour les hommes), c'est que leur inscription professionnelle reste liée à la gestion temporelle des maternités et des biographies familiales, qui repose davantage sur leurs épaules que sur celles de leurs conjoints. En revanche, le faible taux d'activité des jeunes s'inscrit dans un principe de constitution d'un capital formation, par le prolongement continu de la scolarité. Ce capital formation sera déterminant sur le marché du travail, puisque les statistiques l'attestent une fois encore, plus le niveau de formation s'élève plus le taux de chômage des jeunes diminue. Alors que 36 % des jeunes sans qualification sont au chômage, 17,9 % des jeunes titulaires d'une formation supérieure au Bac+2 sont dans la même situation. Si le niveau de diplôme permet de diminuer les risques du chômage par deux, il ne les supprime pas. L'augmentation continue du niveau de formation des jeunes qui fréquentent les Missions Locales constitue en cela un bon indicateur de la situation de précarisation professionnelle croissante des jeunes, même les plus qualifiés94. La comparaison avec les mêmes indicateurs statistiques proposés par l'INSEE en 1985, vient confirmer la perte relative de valeur du diplôme comme "protecteur" contre le chômage : si le taux de chômage des jeunes sans qualification était de 38,7 %, celui des jeunes les plus diplômés était alors seulement de 7,6 %95. Ainsi, Claude DUBAR avançait en 1987 que : ‘<<Tous les indices concordent ici pour conclure à la dégradation des chances d'emploi des moins diplômés>>’ 96. Force est de constater dix ans plus tard, que la situation des moins diplômés ne s'est pas améliorée, tandis que celle des plus diplômés tend à se dégrader.

On l'a vu les critères qui ont construit la catégorie sociale du chômage tout au long de ce siècle ont tout ou partie à voir avec l'imposition progressive du modèle salarial comme rapport au travail dominant.

La perte d'ouvrage ou plutôt de travail ne renvoie plus l'individu au statut "d'assisté" pris en charge par un réseau d'assistance, privé ou public, qui selon les époques s'attachera à forcer, voire à punir, ces "indigents valides" - ceux-ci représenteront toujours entre 5 et 10 % de la population entre le 13ème et le 19ème siècle97. L'individu en manque d'ouvrage s'impose désormais dans le cadre juridique du chômage, pour autant qu'il s'inscrive dans le cadre salarial dominant. Il est renvoyé hors du cadre de l'assurance-chômage s'il ne satisfait pas aux exigences minimales98 et retournera dans le cadre de l'assistance dont le R.M.I. constitue la figure emblématique.

La construction sociale de la problématique du chômage, et les enjeux actuels qui y sont liés, sont en cela révélateurs d'une volonté "politique" d'inscrire, ou de réinscrire, la "famille" au coeur du système de protection sociale, comme garant du réseau primaire de solidarité, alors même que l'assurance-chômage ne peut concerner que les travailleurs "stables" et que la solidarité nationale ne peut s'instituer que comme "ultime recours".

‘<<Toute l'histoire de l'assistance>>,’ nous le rappelle de façon éclairante Robert CASTEL, ‘<<bute sur l'impossibilité de retraiter complètement les problèmes que posent l'indigence valide dans les catégories spécifiques de l'assistance>>.’ Car ‘<<l'indigent valide pose à l'assistance la question du sphinx : comment faire d'un quémandeur d'aide un producteur de sa propre existence ? C'est une question qui n'a pas de réponse car la réponse n'est pas du registre assistanciel mais du registre du travail>’>99.

Comment tente-t-on aujourd'hui de répondre à la question que pose la problématique contemporaine de l'"insertion" ? Quels sont les principes idéologiques qui sous-tendent les actions des pouvoirs publics depuis les années 70, période à laquelle se constitue socialement la problématique de l'insertion ?

Notes
87.

SALAIS (R), 1986, p118

88.

op. cit., p 77

89.

FOURCADE (B), 1992, p16

90.

Il s'agit des chômeurs PSERE (population sans emploi à la recherche d'un emploi) recensés par l'INSEE, c'est-à-dire des chômeurs déclarés, inscrits ou non auprès de l'ANPE, et non des Demandeurs d'Emploi en Fin de Mois (DEFM), comptabilisés par les services de l'ANPE.

91.

Sources INSEE RESULTATS, Emploi-Revenus, n°107-108, sept 1996, p93

92.

Sources INSEE RESULTATS, Emploi-Revenus, n°107-108, sept 1996, p48

93.

1998, p 13

94.

Cf. Annexes

95.

DUBAR, 1987, p 25

96.

DUBAR, 1987, p 25

97.

CASTEL (R), 1995

98.

En 1995, moins de 4 mois de cotisation par le biais d'un contrat de travail

99.

1995, p70