2.4.2.1. DE LA "TRANSITION" À LA "STABILISATION"

Les résultats proposés par les enquêtes "jeunes" de l'INSEE en 1992, exposés et analysés par Nathalie MONCEL et José ROSE, portent ces auteurs à avancer les conclusions suivantes : ‘<<Le chômage touche beaucoup plus les jeunes que l'ensemble de la population, et la tranche d'âge 18-25 ans est sur-représentée dans les Formes Particulières d'Emploi. En revanche les emplois des 26-29 ans ont une répartition pratiquement similaire à celle de l'ensemble de la population : la période de transition professionnelle semble ainsi toucher à son terme pour cette classe d'âge>>’ 139.

Quand on observe par ailleurs la situation des actifs de plus de 25 ans, et son évolution, il me paraît difficile de conclure à la fin de la période de transition professionnelle à 29 ans. Les enquêtes emploi de l'INSEE mettent ainsi en évidence qu'entre 1990 et 1995 la proportion des jeunes de moins de 25 ans occupant un emploi précaire ne fait que diminuer, celle des plus de 25 ans ne cessant d'augmenter. 39 % des intérimaires avaient moins de 25 ans en 1990, ils ne sont plus que 29 % en 1995. 41 % des actifs en CDD avaient moins de 25 ans en 1990, ils ne sont plus que 28 % en 1995. 70 % des actifs stagiaires ou en contrats aidés avaient moins de 25 ans en 1990, ils ne sont plus que 44 % en 1995. Et 78 % des actifs stagiaires et en contrat aidés de la fonction publique avaient moins de 25 ans en 1995, ils ne sont plus que 21 %140. De façon très significative, les formes d'emplois précaires s'étendent à la population des plus de 25 ans, alors que les femmes ne sont pas touchées par cette distorsion. Robert CASTEL soulignait de la même façon, dès 1991, la possible remise en cause de la condition salariale stable en observant que le "noyau dur" du salariat, c'est-à-dire les 30-49 ans, commençait à être touché par la précarisation des contrats de travail141.

La précarité professionnelle n'est plus l'apanage des jeunes et conclure à la fin de la transition professionnelle à trente ans, serait négliger un mouvement de précarisation généralisée du marché du travail. Le concept de transition professionnelle, en ce qu'il vient caractériser un processus d'ensemble de mise au travail et de tri de main-d' oeuvre qui toucherait particulièrement, voire exclusivement les jeunes, a pu rendre compte d'un processus d'imposition par le marché du travail d'une précarisation croissante des formes d'emploi au détriment des plus jeunes. Ce concept ne me semble donc plus en mesure de rendre compte du phénomène de précarisation généralisée du marché du travail qui commence à toucher toutes les classes d'âges de la population.

Quand au concept de stabilisation professionnelle, couramment utilisé, il semble nécessaire d'en préciser le contenu. Chantal NICOLE-DRANCOURT conclut également, tout comme les tenants de la transition professionnelle, à la "stabilisation" professionnelle autour de la trentaine. Mais le concept de "stabilisation" tel qu'elle l'utilise introduit des différences significatives. Elle s'est expliquée sur ce point en précisant que ‘<<cette stabilité est définie dans nos travaux par le fait qu'un jeune travaille depuis plus de dix ans sans période de chômage>’>142. Cette définition appelle un commentaire.

La stabilité ainsi conçue ne renvoie pas, de façon nécessaire, à la norme de l'emploi permanent et à temps plein. La stabilité peut très bien renvoyer à la précarité, ou plutôt à la particularité. Que ce soit par le recours à l'enchaînement de contrats de travail à durée déterminée. Ou que ce soit également par le recours au travail à temps partiel, que je considère comme relevant des formes d'emplois particulières dans la mesure où justement le travail à temps partiel ne s'inscrit pas dans la norme dominante du travail à temps plein. La stabilisation professionnelle, telle que la définit Chantal NICOLE-DRANCOURT, ne renvoie donc pas du tout, comme cela est le cas avec le concept de transition, à la notion d'accès au modèle dominant du contrat de travail salarié à durée indéterminée et à temps plein.

Avec ce concept de stabilisation, on sort du référentiel dominant de la stabilité conçue comme temps "indéterminé" pour entrer dans une conception de la stabilité envisagée par la négative comme ce qui échappe au chômage. Est considéré comme "stable" non plus l'individu qui travaille dans le cadre d'un contrat qui garantit sa permanence dans l'emploi, mais l'individu qui parvient à construire un itinéraire stabilisé dans l'emploi. La stabilité ne renvoie plus à la permanence dans un emploi mais à la permanence dans l'emploi. Ainsi pensé, le concept de stabilisation permet d'intégrer la précarisation croissante du marché du travail sans remettre en question l'insertion. Un individu est inséré dans la mesure où il est stabilisé quelles que soient les formes d'emploi qui sous-tendent son itinéraire.

En gardant à l'esprit que la précarité professionnelle est un concept historiquement et socialement construit on se donne les moyens de penser ce fait social comme fait social contextuel. La précarité professionnelle est d'autant plus stigmatisée et stigmatisante qu'elle s'inscrit en négatif face à une norme d'emploi permanent et à temps plein. Durant la période d'immédiat après-guerre, qui comptabilisait sensiblement le même pourcentage de Situations d'Emploi Particulières qu'aujourd'hui (20 % de l'ensemble de la population active), cette précarité professionnelle n'était pas problématique car elle s'inscrivait dans un contexte social qui n'était pas dominé par une norme d'emploi, telle qu'elle s'est peu à peu imposée dans les années suivantes avec le Contrat à Durée Indéterminée. De la même façon, en s'imposant à plus de 80 % de la population le salariat est devenu la norme dominante de l'emploi depuis plus de trente ans, mais il ne faut pas oublier qu'il représentait il y a à peine plus d'un siècle la condition de déchéance de celui qui ne pouvait être son propre patron. On voit par là, comment le recul historique, par la contextualisation qu'il permet, peut nous aider à appréhender la question sociale de la précarité professionnelle dans des termes renouvelés.

Notes
139.

1995, p 54-55

140.

Données Sociales 1996, p 128

141.

"De l'indigence à l'exclusion : la désaffiliation", in DONZELOT (J), Face à l'exclusion. Le modèle français, 1991, pp. 137-168

142.

1998, p 74