2.4.2.2. LES JEUNES FEMMES ET L'ACTIVITÉ

Les jeunes hommes et jeunes femmes enregistrent des différences statistiques importantes relativement au taux d'activité, au taux de chômage et à leur répartition dans les situations d'emplois précaires. Ces différences, comme nous le verrons, sont révélatrices de pratiques d'insertion professionnelle propres à chacun des deux sexes.

Ainsi en 1997, les jeunes hommes de 16 à 25 ans enregistrent un taux d'activité de 50,1 % contre 41 % pour les femmes, le taux de scolarisation des jeunes hommes est de 47,6 % contre 52,2 % pour les jeunes femmes. Enfin surtout, le taux d'inactivité des jeunes hommes est de 2,3 % contre 6,8 % pour les jeunes femmes143.

Tout laisse à penser qu'il est pertinent de rapporter le taux d'inactivité des femmes de 15 à 24 ans et le pourcentage des mères de famille dans cette classe d'âge. Ce rapprochement correspond d'ailleurs aux analyses de Catherine MARRY, Irène FOURNIER-MEARELLI, et Annick KIEFFER chargées de l'analyse des trajectoires des jeunes femmes dans le cadre de l'enquête "jeunes" de l'INSEE. Voici leur analyse : ‘<<Avec un seul enfant, 34 % des jeunes femmes sont inactives lorsqu'elles l'ont eu avant 24 ans, 13 % quand elles l'ont eu entre 24 et 29 ans. Avec au moins deux enfants ces taux sont respectivement de 65 % et 29 %. L'âge à la première maternité est donc déterminant. Il a une influence propre plus forte que celle du diplôme : à diplôme et origines sociales égaux, le fait d'avoir eu un enfant avant 24 ans, accroît le plus fortement la probabilité d'inactivité.>>’ 144Contre l'idée souvent avancée qui voudrait que les jeunes femmes les moins bien pourvues scolairement investissent la sphère familiale, "à défaut" de pouvoir investir la sphère professionnelle qui ne leur offre que peu de possibilités, cette analyse met au contraire en évidence que l'inscription sur la sphère familiale pourrait résulter d'un processus de socialisation familiale ayant privilégié, indépendamment de l'origine sociale, certains types de conduites propres à la sphère familiale (affectivité, sociabilité, échange non marchand, etc.) et ayant ainsi favorisé le "choix" de l'espace familial plutôt que celui de l'espace professionnel. Dans le cas contraire un faible niveau de qualification et une origine sociale plutôt défavorisée auraient été fortement corrélés avec l'âge de la première maternité. Cette interprétation des résultats rejoint une autre analyse proposée par les mêmes auteurs : ‘<<Le lien faible entre l'inactivité dominante et le chômage semblerait indiquer que les inactives ont arbitré pour ce statut assez rapidement après la fin de leurs études plutôt qu'à l'issue de difficultés durables rencontrées dans la recherche d'un emploi, ou qu'elles ont anticipé de façon précoce l'échec probable de ces recherches>>’ 145.

L'inactivité des jeunes femmes est alors peut-être autant la marque d'une mise à l'écart "subie" du monde professionnel, en ce qu'elle serait le résultat d'une intériorisation précoce des difficultés, que d'une prise de distance "choisie". La reproduction du modèle traditionnel de division sexuelle du travail peut donc tout autant s'appréhender en termes d'imposition d'une norme dominante androcentrique de la division du travail entre les sexes, qu'en termes d'option pour un modèle de répartition du travail davantage signifiant, car porteur d'une identité, celle de mère de famille, plus pertinente que celle "d'active". Car c'est de l'interrelation permanente entre l'individu et l'environnement que se construisent les "choix"146 contraints des pratiques.

Les parcours des jeunes "actifs", hommes et femmes, enregistrent également des différences significatives. Si les jeunes hommes actifs de 15 à 24 ans sont demandeurs d'emploi pour 22,1 %, les jeunes femmes actives le sont pour 31,9 % d'entre elles. Cet écart de près de 10 points entre les taux de chômage des unes et des autres est de longue date rapporté à une trop faible diversification de l'orientation professionnelle des filles qui place ces dernières dans des situations de concurrences préjudiciables à leur insertion professionnelle. Cette segmentation du marché du travail qui place principalement les jeunes femmes sur le secteur tertiaire et les jeunes hommes sur le secteur secondaire se combine également avec un rapport différencié aux formes d'emplois précaires.

Le secteur secondaire totalise pour les jeunes de 18 à 25 ans 23,5 % d'emplois de type "précaire", contre 27,1 % pour le secteur tertiaire, compte non tenu du travail à temps partiel qui est largement plus pratiqué dans le secteur tertiaire que secondaire147. Tout comme pour le chômage, les jeunes hommes ne sont touchés par les formes d'emplois particulières que pour moins d'un sur quatre, alors que c'est le cas de plus d'une jeune femme sur trois.

Si les chiffres témoignent d'un processus de différenciation incontestable, il est également intéressant d'observer que cette précarité professionnelle marque un rapport différencié à l'emploi. En effet, les jeunes femmes se retrouvent majoritairement sur les formes d'emploi précaires les plus éloignées du marché du travail. Elles représentent ainsi en 1996, 62 % des jeunes en CES, 53 % des jeunes en formation alternée (CFI), mais elles ne représentent plus que 29,3 % des jeunes en contrat d'apprentissage, 35,2 % des jeunes en contrat d'adaptation, 45,8 % des jeunes en contrat de qualification et 33,7 % (1995) des jeunes bénéficiant de l'Aide au Premier Emploi des Jeunes148. Cette segmentation de l'emploi précaire correspond en partie aux modalités de fonctionnement du marché du travail. Les offres de CES sont essentiellement regroupées dans le secteur public, donc tertiaire, où l'on retrouve en conséquence davantage de femmes. De la même façon, les offres de contrats d'apprentissages se retrouvent principalement dans le secteur secondaire où se concentre davantage la population masculine. Mais cette segmentation sexuelle du marché du travail n'explique pas en totalité pourquoi les jeunes femmes se regroupent principalement sur les formules d'accès à l'emploi les plus orientées vers la formation (formation alternée, contrat de qualification plutôt que contrat d'apprentissage et d'adaptation) ou sur les formes d'accès aux emplois à temps partiel telles que les CES, les CDI à temps partiel ou les CDD à temps partiel. Alors, qu'à l'inverse, les hommes se regroupent autour des formes d'accès à l'emploi les plus liées à l'entreprise (contrat d'apprentissage, contrat d'adaptation, Aide au Premier Emploi des Jeunes) ou autour de formes intermittentes de travail (mission de travail intérimaire, travail saisonnier).

Se dessine ainsi un rapport au travail qui, de façon tendancielle, opposerait les hommes et les femmes sur deux axes. Un axe formation-emploi et un axe travail à temps partiel-travail intermittent. Les jeunes femmes travaillent pour 39,5 % d'entre elles à temps partiel contre 15 % des jeunes hommes de 15 à 24 ans; elles représentent encore 69 % de l'ensemble des jeunes qui travaillent à temps partiel. Alors que les femmes ne représentent que 26 % de l'ensemble des travailleurs intérimaires. La précarité professionnelle se décline selon des rapports au temps différenciés entre les sexes. La précarité professionnelle des jeunes femmes s'inscrit dans la régularité d'une activité qui s'écarte de la norme dominante en jouant sur le nombre d'heures de travail. La précarité professionnelle des jeunes hommes s'inscrit dans l'irrégularité d'une activité qui marque un rapport "haché" au travail.

Cette segmentation sexuée du rapport au travail et à l'emploi précaire est à rapporter, en partie, à une structuration sexuée du marché du travail, mais comme nous le verrons elle peut également s'expliquer, en partie, par le développement de logiques de mise à distance du travail pour échapper à des identités professionnelles non significatives. Ces pratiques de mise à distance ne correspondent pas, pour les deux sexes, aux mêmes types de logiques. Si les jeunes hommes construisent davantage leurs parcours autour de l'emploi temporaire et de la formation, les jeunes femmes auront davantage recours à la formation et à l'inactivité.

Nous verrons dans la dernière partie comment la précarité professionnelle peut aussi se décliner dans des rapports au temps de travail que les statistiques ne prennent pas encore en compte et qui pourraient être bien davantage problématiques que les formes de précarité "temporelles" jusque-là repérées. La "précarité" professionnelle que j'ai pu alors observer pourrait davantage être en relation avec un rapport au temps de travail problématique quelle que soit la nature du contrat de travail, que liée à un type de contrat de travail "particulier". Autrement dit, ce qui fait "problème" pour les jeunes rencontrés est moins la généralisation des formes particulières d'emploi auxquelles la plupart d'entre eux sont confrontés que la gestion du temps professionnel.

De plus en plus de jeunes, et de moins jeunes, atteignent le but tant convoité du CDI pour le perdre, involontairement ou non, quelques mois ou années plus tard. Le CDI n'est plus le garant de la stabilité tant espérée. Alors même que les professionnels de l'insertion déploient des panoplies toujours plus diversifiées et adaptables de mesures pour se plier aux contingences du "marché", et ce, afin de permettre une insertion "stable et définitive" aux jeunes par l'accès au CDI, le "marché" se recompose et se restructure au profit de la dérégulation et de contrats de travail toujours plus précarisés permettant l'adaptation à un marché toujours plus fortement concurrentiel. De leur côté, les jeunes abandonnent ces CDI tant convoités, remettant en question la fragile "stabilité" ainsi gagnée.

Car ce qui est en jeu à travers le concept d'insertion est peut être tout autant un enjeu de "stabilité" qu'un enjeu de "normalité". L'objectif d'un parcours d'insertion professionnelle réussi est l'accès à un contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein, tel qu'il s'est socialement construit comme norme de référence, avec la société salariale en expansion depuis l'après-guerre. Mais plus encore, l'enjeu pourrait être désormais un enjeu de participation au rythme social "normal", c'est-à-dire dominant. Quand se développent les politiques d'annualisation du temps de travail, quand se multiplient les prestations rémunérées à l'heure dans le secteur des services aux personnes notamment, quand s'imposent toujours plus d'heures supplémentaires, ce qui "fait problème" n'est plus la nature du contrat, mais la nécessaire disponibilité permanente. Le problème qui se pose aux individus concernés n'est plus de savoir s'ils bénéficient d'un contrat de travail à durée indéterminée ou d'un contrat de travail intérimaire mais de savoir comment organiser leur vie en dehors du travail.

Notes
143.

Enquêtes Emploi INSEE, 1997

144.

1995, p 75

145.

1995, p 70

146.

J'emploie la notion de choix, non en référence à un libre-arbitre présumé de l'individu, mais en référence aux processus d'arbitrages réalisés par l'individu dans des environnements contraints par les divers processus de socialisation, familial, scolaire, professionnel, culturel, etc. Pour cette raison, j'emploie cette notion entre guillemets.

147.

MONCEL (N), ROSE (J), 1995, p 55

148.

Recueil d'Etudes Sociales, n° 11, sept à déc 1997, p 166