2.4.4. LA SOCIALISATION "POSTSCOLAIRE"

Claude DUBAR va initier un courant de recherches sur la "socialisation professionnelle"153, en proposant notamment, une approche compréhensive des "logiques d'action" des jeunes en "insertion". Il s'agit pour lui de comprendre comment se construit l'identité professionnelle de jeunes portés, de plus en plus nombreux, sur le marché secondaire de l'emploi - entre instabilité, emplois précaires, chômage et stages de formation, posant même pour hypothèse une "mutation de la socialisation professionnelle" : ‘<<A côté d'un renforcement d'un mode "intégré" de socialisation construit autour de la grande entreprise, des secteurs ou des "professions", se constituerait alors un mode "alternatif" de socialisation centré sur le tissu des PME dominées et sur l'appareil étatique largement centralisé de traitement social du chômage>>’ 154.

Ainsi, la société capitaliste moderne a inauguré, au siècle précédent, un mode de socialisation fondé sur la compétence professionnelle, acquise au cours d'un processus de formation, délimité dans le temps par la fin des "études". L'individu ne se définira plus par son appartenance familiale, ou villageoise, il se définira désormais par son appartenance à la communauté de professionnels dont il se revendiquera et qui le reconnaîtra tout au long de sa carrière. Or, c'est ce processus de socialisation professionnelle qui semble aujourd'hui battu en brèche. ‘<<La socialisation professionnelle devient un processus unique, de plus en plus intégré et concernant potentiellement l'ensemble du cycle de vie des individus.(...). Quelles que soient les formes très diverses qu'elle revêt, la mobilité professionnelle devient constitutive de l'identité sociale des individus. Celle-ci n'est pas acquise une fois pour toute à la fin des études. Elle se construit, se déconstruit, se reconstruit, à travers les changements et les parcours de mobilité imposés par les mutations des institutions, le ralentissement de la croissance et la montée du chômage>’>155. Comment dès lors penser de nouvelles formes de socialisation qui ne se construisent plus sur des identités de "métiers" ou de "professions", puisque les individus sont de plus en plus amenés à changer de métiers ou de professions, voire même à ne jamais en exercer ? Car les "emplois", avec le mouvement de précarisation croissante du marché du travail, pourraient se substituer aux "métiers" et aux "professions".

Dire que les "métiers" et "professions" tendent à disparaître au profit des "emplois" nécessite de s'accorder sur les définitions que l'on attribue aux uns comme aux autres.

Mon objectif n'est pas de définir les métiers en opposition aux professions. Il nous importe peu, dans le cadre de cette recherche, de savoir si les définitions héritées de l'Europe du 18ème siècle, ou celles proposées par la sociologie des professions qui s'est développée aux états-Unis après guerre sont encore pertinentes dans la France des années 90. Opposer le "métier" comme activité principalement "manuelle", à la "profession" comme activité principalement "intellectuelle", ne nous permet pas d'avancer dans la compréhension des mutations en cours dans le marché de l'emploi.

En revanche, essayer de définir ce qui caractérise les "métiers" et "professions" en opposition aux "emplois" peut nous permettre de mieux comprendre les mutations en cours dans les processus de socialisation professionnelle, ou plutôt de "socialisation à l'emploi".

Les analyses historiques156 tendent à mettre en évidence que depuis les débuts de la société capitaliste s'opposent trois groupes : les entrepreneurs, les professionnels de métiers, et les salariés non professionnels. L'objectif présumé des salariés non professionnel étant de se qualifier pour accéder au groupe des professionnels de métiers au risque de banaliser les savoirs professionnels acquis et de prolétariser l'ensemble de la société.

La société française a promu l'impératif de la formation professionnelle comme moyen pour lutter contre le chômage. Les processus de surqualification professionnelle auxquels les individus sont actuellement confrontés, pourraient confirmer l'hypothèse d'une "prolétarisation" générale des salariés, dont les qualifications professionnelles se dévaluent au fur et à mesure qu'elles se généralisent. Les "métiers" ou "professions", caractérisés par la stabilité, l'organisation collective, le contrôle des filières de formation, etc., représentaient donc certainement l'objectif présumé de la plupart des salariés qui voulaient échapper à la précarité des emplois. Précarité qui ne constitue pas, nous l'avons déjà évoqué, un phénomène social nouveau.

Or, nous le verrons dans la partie consacrée à l'analyse des entretiens réalisés avec six des trente jeunes rencontrés, c'est bien dans des termes analogues que les jeunes problématisent cette question. Le "métier" apparaît bien pour ces jeunes, mais bien davantage pour les jeunes hommes que pour les jeunes femmes, l'objectif auquel ils aspirent. C'est bien en termes de "métier" que la plupart d'entre eux construisent leur "identité visée" de "professionnel", car le métier s'est construit au cours des dernières décennies comme le symbole du travail appréhendé comme "réalisation de soi", "épanouissement de l'individu". Le "métier" se construit comme objectif afin d'échapper à une identité de "demandeur d'emploi" ou de "travailleur" qui n'est pas encore un "professionnel", faute de qualification ou d'expérience professionnelle reconnues, mais faute également de pouvoir s'adapter aux contraintes temporelles imposées par le fonctionnement des entreprises. Le métier constitue bien un horizon d'attente - pour ces jeunes hommes davantage que pour ces jeunes femmes - que les parcours d'insertion ne parviennent pas à atteindre.

Car c'est là sans doute que nous avons affaire à un phénomène social nouveau. Si les emplois temporaires existent depuis longtemps, ils constituaient jusqu'alors un accès au marché du travail limité à des catégories particulières de la population : principalement les jeunes, voués à accéder au marché stable du travail en qualité de "professionnels qualifiés", et les femmes, destinées à regagner l'espace privé du domestique dès la constitution d'une entité familiale, ou à occuper des "emplois" souvent déqualifiés appréhendés comme "travail-alimentaire" davantage que comme "travail-réalisation". Or aujourd'hui, l'accès au marché stable du travail n'est plus une garantie, même pour la population masculine adulte. C'est en conséquence l'ensemble du processus de socialisation "professionnelle" qui se trouve remis en question par ces transformations, puisque la "précarité professionnelle" ne constitue plus seulement une étape transitoire dans une trajectoire professionnelle qui vise la stabilité, mais un nouveau mode de gestion du travail qui touche potentiellement toutes les catégories de la population : qu'il s'agisse des jeunes, des femmes, des personnes peu qualifiées mais aussi des hommes, et des hommes adultes qualifiés, même si les catégories sociales les plus défavorisées socialement, scolairement, et financièrement restent les plus touchées.

Depuis les années 70, la sociologie des professions s'est renouvelée pour tenter de rendre compte des transformations en cours dans les modes d'accès au marché du travail, et ainsi mieux expliquer le phénomène social du chômage. Les oppositions qui ont été proposées par ces sociologues, qu'il s'agisse des théoriciens de la segmentation157, ou des théoriciens du marché dual158 pour catégoriser, pour les premiers le secteur central et le secteur périphérique, pour les seconds le marché primaire et le marché secondaire, mettent en évidence une opposition entre "métiers masculins" et "emplois féminins". Les premiers que l'on retrouve sur le secteur central ou sur le marché primaire se caractérisent par l'apprentissage de savoirs abstraits, par une forte stabilité, une forte intégration des travailleurs, une organisation collective, des plans de carrière, et le travail perçu comme lieu d'accomplissement. Les seconds que l'on retrouve sur le secteur périphérique ou sur le marché secondaire se caractérisent à l'inverse par l'apprentissage de savoirs concrets, par une forte précarité, par peu de protection, par de forts échecs scolaires, par un travail appréhendé comme "travail instrumental", et par une forte mobilisation familiale et non pas professionnelle159.

Cette opposition idéaltypique conserve en partie sa pertinence et rejoint les analyses proposées par M.A. BARRère-maurisson160, basées sur l'étude du rapport des femmes au travail salarié. Si les hommes peuvent construire des carrières professionnelles appuyées sur des métiers qui imposent une stabilité dans l'emploi, les femmes occupent à l'inverse des emplois précaires qui leur permettent de gérer tout à la fois le calendrier familial et la trajectoire professionnelle de leur mari.

La problématique du "travail féminin" dans les années 60 portait les mouvements féministes à revendiquer l'égalité d'accès des femmes au marché du travail ; la figure idéale du "travail" était alors l'emploi stable symbolisé par le "métier" ou la "profession", symbole du travail-épanouissement.

à la fin des années 90, les conditions d'accès au marché du travail pour les femmes ne se sont pas améliorées, mais par contre celles des hommes, jeunes et adultes, se sont aggravées ; la figure idéale du "travail" est toujours l'emploi stable symbolisé par le "métier" ou la "profession", mais l'accès à ce "travail" - à ce "vrai travail" nous diront les jeunes rencontrés - est de plus en plus compromis par la précarisation croissante du marché du travail, pour des catégories toujours plus diverses de population, et pas seulement pour les jeunes et les femmes.

Il semble donc bien que les "emplois" se substituent peu à peu aux "métiers" et "professions", mais peut-être moins en tant que "métiers" réels qu'en tant que construction sociale du "travail" et du "vrai travail". Car c'est sans doute parce que la formation professionnelle s'est constituée depuis l'après-guerre comme condition de la promotion sociale161, et bien davantage encore à partir des années 70 comme moyen de lutter contre le chômage, que les "métiers" se sont construits comme la norme dominante d'un imaginaire du travail qui se devait d'être pensé comme source de libération et d'épanouissement de l'Homme. Mais c'était oublier bien vite que les "métiers" ont historiquement concerné l'élite des salariés, et que les restructurations actuelles du marché du travail semblent renforcer ce processus élitiste qui permet à une minorité, qualifiée et très qualifiée de bénéficier de conditions professionnelles relativement stables, alors que la majorité, pas ou peu qualifiée se voit obligée d'affronter un marché du travail toujours plus précaire.

Le modèle idéaltypique que propose Claude DUBAR pour rendre compte des processus de socialisation de salariés et demandeurs d'emploi inscrits dans des dispositifs de formation afin d'échapper à la précarité professionnelle, est reconstruit à partir de l'analyse de récits biographiques produits lors d'entretiens non directifs, et s'inscrit dans la volonté d'articuler une double transaction : ‘<<Une transaction "biographique" consistant à projeter des avenirs possibles en continuité ou en rupture avec un passé reconstitué ("trajectoire"), une transaction "relationnelle" visant à faire reconnaître ou non par les partenaires institutionnels la légitimité de ses prétentions>>’ 162. Dès lors, quatre formes identitaires sont construites par l'auteur163, qui correspondent aux "formes de discours" dégagées de manière inductive à partir des entretiens. Cette typologie peut nous aider à penser les différents rapports que les individus (jeunes et adultes) entretiennent avec la formation, l'emploi et le chômage.

Pour les jeunes inscrits dans les dispositifs de formation au début des années 80, Claude DUBAR construit donc quatre types de logiques qui peuvent nous éclairer sur leur rapport à la formation et à l'emploi : une logique de "stratégie tous azimuts d'emploi-formation", une logique de "certification", une logique de "travail instrumental", et une logique de "hors-travail". Mais comme il prendra soin de le préciser dans un récent article164, il paraît difficile d'établir des corrélations entre cette typologie de formes identitaires, reconstruite de façon inductive à partir des entretiens, et les trajectoires objectives établies à partir d'analyses quantitatives : ‘<<Si les "identités de hors-travail" associées à des "menaces d'exclusion", semblent plus souvent le fait d'individus ayant des trajectoires de descente sociale ou de rigidité socioprofessionnelle, et les "identités de réseau" le fait de personnes ayant des trajectoires de "contre-mobilité", il ne semble pas possible de conclure à une détermination forte des trajectoires "objectives" sur les "formes identitaires" associées à des formes de discours biographique exprimant des "trajectoires subjectives">>’.

Les formes identitaires mises en évidence par Claude DUBAR restent toutefois intéressantes en ce qu'elles peuvent nous permettre de repérer des modalités de rapport au travail et à la formation, mais en aucune manière elles ne peuvent nous permettre de mesurer un quelconque degré "d'adaptabilité" aux mutations du marché du travail, et encore moins de prédire le sens des trajectoires des individus.

Concernant l'objet de cette recherche, c'est-à-dire la compréhension du sens que les jeunes qui fréquentent les structures d'insertion donnent au travail, cette typologie conserve toute sa valeur dans la mesure où elle m'offre un modèle d'analyse explicatif de cette double transaction, "biographique" et "relationnelle", tout à fait pertinent du point de vue des discours recueillis. Le travail peut donc prendre sens dans des logiques de "carrière", dans des logiques de "travail instrumental", dans des logiques "d'ascension sociale", ou encore dans des logiques "non professionnelles".

Mais à partir de là, il s'agira pour moi de mettre en évidence comment des parcours "subjectifs", reconstruits au cours des entretiens, orientés autour de situations d'emploi particulières similaires sont réappropriés différentiellement par les hommes et par les femmes. J'ai posé pour hypothèse que le recours aux emplois précaires correspondait tout autant à l'imposition d'un marché du travail de plus en plus sélectif qu'à des pratiques de mise à distance d'emplois non signifiants. Nous verrons ainsi, que les contrats en alternance, pensés à l'origine comme un dispositif devant permettre la qualification des jeunes les plus "proches" du marché du travail, peuvent être réappropriés par certaines jeunes femmes dans l'objectif de l'inactivité, et par d'autres jeunes dans l'objectif d'une certification détachée de l'entreprise. Non seulement les objectifs réappropriés par les jeunes ne correspondent pas aux objectifs institutionnels visés par les pouvoirs publics, mais surtout ils prennent sens dans des pratiques d'inscription professionnelle sexuellement différenciées.

Si un nouveau mode de socialisation, ayant pour enjeu la définition du "travail", s'est bien institué autour des dispositifs d'insertion, il est loin de s'être imposé à des jeunes démunis de capacité d'action et de réaction. La mise en lumière des diverses modalités de réappropriation par les jeunes des mesures mises en place dans les dispositifs sera au coeur de mes préoccupations. La catégorie sociale de "travail" n'existe pas en soi, elle se construit dans un jeu complexe d'interactions multiples entre l'individu et son environnement. Aussi s'agira-t-il de mettre en évidence en quels termes les jeunes rencontrés catégorisent les diverses expériences de "travail" réalisées au cours de leurs parcours d'insertion dans les dispositifs. Et ce, dans l'objectif de mieux comprendre comment se construit et se reconstruit la catégorie sociale de "travail" dans un contexte de développement des formes particulières d'emploi.

Il s'agissait pour Claude DUBAR de comprendre les <<logiques>>165 des <<stratégies>>166 d'accès à l'emploi de ces jeunes en tentant de les expliquer par les <<représentations>>167 qu'ils avaient de la formation et du travail, lesquelles représentations pouvaient être en partie explicables par leurs parcours scolaire et familial, mais beaucoup plus encore par les processus de catégorisation et de classification opérés par les dispositifs d'insertion. Claude DUBAR précise à ce sujet : ‘<<Un principe essentiel préside à cette catégorisation, et à ce classement spécifique des jeunes à la fois par les textes et par les acteurs impliqués : la hiérarchisation des fonctions précédentes. Des jeunes relevant du "social", c'est-à-dire de la prise en charge par des institutions spécialisées dans la gestion des risques de marginalité et de déviance, aux jeunes capables de s'inscrire dans le champ du "professionnel", c'est-à-dire des réseaux d'accès aux multiples formules d'emplois plus ou moins précaires, en passant par les jeunes réinsérables dans un réseau "scolaire" d'attente, plus ou moins marqué par la relégation, une hiérarchie stable de critères, de jugements et de capacités permet d'aboutir à une catégorisation sociale relativement homogène.>>’ 168

En ce sens, les dispositifs d'insertion pourraient bien être parvenus à mettre en place un nouveau mode de socialisation postscolaire pour les jeunes les moins qualifiés. Ce nouveau mode de socialisation postscolaire, principalement appuyé sur le marché secondaire du travail, est ‘<<fondé sur l'acquisition de qualités sociales, d'expériences de formation et de traits de comportements qui seraient considérés, à l'intérieur de l'autre mode de socialisation, comme des symptômes d'inadaptation sociale et professionnelle : l'instabilité, l'absence de spécialisation, le désir de "toucher à tout", l'acceptation de la précarité...>>’ 169.

Nous verrons comment, au milieu des années 90, avec le développement de la précarisation professionnelle à des populations de plus en plus nombreuses et diversifiées, ce mode de socialisation "postscolaire" conserve toute sa pertinence, à condition de ne plus le considérer seulement comme un mode de socialisation "postscolaire" de second rang, mais de l'appréhender comme un mode de socialisation à l'emploi multiforme pour des populations de plus en plus hétérogènes.

Le modèle proposé par Claude DUBAR pouvait trouver sa pertinence dans la volonté de déterminer "l'efficacité" des différents types reconstruits au regard de l'accès au marché du travail ; ‘<<Il y a plusieurs rationalités toutes aussi "logiques" les unes que les autres, même si elles ne se traduisent pas toutes par des stratégies aussi efficaces>>’ 170. Cette modélisation s'inscrivait dans un contexte où prédominait une conception de l'emploi "stable", symbolisé par le Contrat à Durée Indéterminée, et où les parcours d'insertion étaient pensés comme une succession d'étapes, marquées par la précarité des statuts, devant mener à la stabilité professionnelle. Il pouvait donc apparaître pertinent de chercher à identifier les "logiques" les plus "efficaces" pouvant mener à l'emploi stable. Depuis dix ans, l'extension à une frange toujours plus large de la population des formes d'emploi particulières m'empêche de penser les parcours d'insertion comme devant mener à une stabilisation professionnelle entendue comme accès au tant convoité Contrat de travail à Durée Indéterminée. Chercher à identifier les "logiques" les plus "efficaces" perd donc en partie son sens. La précarisation professionnelle s'étant instituée comme nouveau mode de socialisation à l'emploi pour une partie croissante de la population, et plus seulement "postscolaire" pour les jeunes les moins qualifiés, il me paraît alors davantage pertinent de chercher à comprendre comment les différentes formes d'emplois précaires sont appropriées par les jeunes, comment elles prennent sens dans leurs parcours, et comment elles participent à la construction du rapport au travail de ces jeunes hommes et jeunes femmes.

En proposant un travail d'investigation sur une population de jeunes issus d'horizons sociaux multiples et considérés comme "normaux", sur une population qui n'est ni la mieux pourvue, ni la plus en difficulté, C. GUERIN, I. MARZEL, et A. VULBEAU ont contribué, par l'élaboration de typologies de jeunes, à mieux cerner "les populations" concernées par ce qu'il est désormais convenu d'appeler l'insertion professionnelle et à clarifier la portée d'une socialisation professionnelle en mutation. Dans cette perspective, et en ayant posé ‘<<la recherche de modes de socialisation autres que le travail>>’ comme ‘<<une des questions pratiques et théoriques que nous avons tendance à considérer comme les plus importantes parmi celles que la crise fait surgir>>’ 171, ils concluront leur recherche davantage en termes d'anomie que de nouvelles formes d'intégration : <‘<Nous avions pensé que la socialisation par le travail était de deux ordres ou plutôt qu'à une socialisation classique par le travail salarié s'ajoutait une socialisation différente par le travail précaire. La première intègre la durée, permet une représentation de l'avenir.(...); elle insère en tout cas de manière effective l'individu ; elle lui confère des obligations mais aussi des droits. La socialisation par le précariat n'apporte ni sécurité, ni la possibilité de se représenter l'avenir, ni le sentiment d'appartenance. Elle insère, certes, mais dans des réseaux embrouillés où n'existent plus guère les notions d'engagements, de stabilité. On développe parfois dans cette situation des capacités intéressantes de débrouillardise, d'autonomie, d'initiatives et autres vertus reconnues à l'économie souterraine. Dans cette deuxième forme, les jeunes ont beaucoup plus à faire aux pouvoirs publics et naturellement par là même beaucoup plus de raisons d'en éprouver les limites. On pourrait donc en termes sociologique, penser que cette socialisation engendre un attachement moindre au système global de la société mal médiatisée par des groupes’.>>172Pour ces auteurs, il apparaît donc difficile de saisir des espaces de socialisation positifs en dehors du cadre de référence de l'emploi salarié à durée indéterminée et à temps plein.

Dans une approche quelque peu différente, Laurence ROULLEAU-BERGER proposera une analyse des stratégies des jeunes en situations précaires, face aux politiques de "traitement social du chômage". En proposant le concept d"'espaces intermédiaires" pour qualifier, à la fois des "espaces de recomposition sociale" désignant des lieux d'adhésion aux dispositifs d'insertion, et des "espaces de création culturelle" pour désigner des lieux de mise en oeuvre de stratégies d'évitement à l'égard des dispositifs d'insertion, l'auteur nous donne à voir comment ‘<<ces "cultures de la précarité" s'organisent autour de faisceaux d'itinéraires plus ou moins homogènes qui se transforment sans cesse (...). Elles contiennent en même temps des dynamiques qui peuvent renouveler, recouvrir partiellement des cultures professionnelles mais elles peuvent aussi évoluer vers des cultures de l'exclusion, de la pauvreté qui se développent sur des zones de désaffiliation sociale.>’>173 Entre insertion potentielle et exclusion, les jeunes tentent de construire des espaces d'identification qui puissent leur permettre d'échapper au stigmate de l'identité de précaire. ‘<<Les espaces intermédiaires produisent des socialisations secondaires entre les marchés du travail, ils correspondent à une sorte de mise à distance de l'emploi stable ; ce dernier référent semble moins important que la nécessité de se construire avant tout une identité sociale qui ne doit pas être confondue avec l'identité au travail>’>174.

L'intérêt de cette analyse réside pour moi dans la mise en lumière de processus de socialisation qui s'élaborent en dehors du cadre normatif de l'emploi stable. La précarité sociale et professionnelle des jeunes induit des stratégies de construction de la personne qui ne déduisent plus nécessairement l'identité sociale de l'identité professionnelle. La socialisation secondaire généralement axée autour du travail, et principalement du travail salarié, se reconstruit dans les termes d'une socialisation plurielle, détachée partiellement voire en totalité du marché du travail tel qu'il s'est constitué socialement depuis l'après-guerre, autour des catégories de stabilité et de régularité.

Toutes ces analyses s'accordent à pointer l'émergence d'espaces de socialisation secondaires marqués par une "précarité" professionnelle qui n'est pas sans conséquence sur les processus de constructions identitaires. La "précarité" professionnelle est au coeur d'un enjeu social qui se décline dans les termes de l'intégration ou de l'anomie, de l'"insertion" ou de l'"exclusion".

Si tous s'accordent plus ou moins à penser que la "précarité" professionnelle pourrait remettre en question les processus sociaux traditionnels d'intégration sociale, la question est dès lors de savoir comment construire l'étape de la socialisation secondaire sans le vecteur principal que représente le travail tel qu'il est pensé dans sa forme dominante. Il s'agit moins dès lors de penser la "précarité" dans les termes de l'anomie, que de l'appréhender dans les termes de la reconstruction des processus de participation et d'engagement à la société.

Notes
153.

1987, 1991, 1992

154.

1991, p191

155.

1992

156.

DUBAR (C), 1991, p 160

157.

Edwards, Gordon, Reich (1973), cités par DUBAR (C), 1991, p 179

158.

Berger et Piore (1980), cités par DUBAR (C), 1991, p 179

159.

DUBAR (C), 1991, p 179 à 182

160.

"Le cycle de la vie familiale : méthodologie et champ d'utilisation", in COLLECTF, 1984, p 36

161.

Cf. FRITSCH (P), 1979

162.

1992, p 520

163.

Identité d'entreprise/ identité de métiers/ identité de réseau/ identité de hors-travail

164.

1998, p 81

165.

<<Par ce terme nous désignons les significations accordées par les jeunes aux apprentissages qu'ils ont connus dans leur famille, à l'école et dans le Dispositif et qui fournissent leur cohérence aux types dégagés>> DUBAR (C), 1987, p 72

166.

<<Par stratégie, nous entendons un ensemble de choix coordonnés en vue d'atteindre certains résultats.>> DUBAR (C), 1987, p 71

167.

<<C'est l'élucidation des représentations qu'ont les jeunes de l'échantillon de <<l'introuvable relation formation emploi>> qui nous a fourni la clé des rapports entre les logiques partielles mises à jour à propos des comportements familiaux, scolaires et post-scolaires.>> DUBAR (C), 1987, p 139

168.

1987, p 228

169.

1987, p 235

170.

1987, p 164

171.

1987, p 14

172.

idem, p 144

173.

1993, p 197

174.

1993, p205