2.4.5.1. LES PARCOURS DE LA DIFFÉRENCE

Les analyses des parcours scolaires, et au-delà des parcours d'insertion, de l'école au marché du travail, mettent l'accent sur la spécificité des parcours d'insertion féminins. Agis par des principes différents de ceux des hommes, ces parcours traduisent des rapports "autres" à la formation et à l'emploi. Différents du point de vue des filières de formation et des secteurs d'activités, ces parcours témoignent d'investissements spécifiques, motivés par des ajustements "rationnels" des "choix" individuels à une structuration du marché du travail fortement discriminée selon le sexe.

Comparant les taux de chômage des 15-24 ans, par sexe et par diplôme, en 1988, Marie DURU-BELLAT a mis en évidence que, ‘<<pour les filles, l'obtention d'un CAP-BEP n'apporte pratiquement rien en termes d'insertion, alors qu'il en va autrement pour les garçons.>>’ Mais, ajoute-t-elle : ‘<<Les filles ont encore plus d'intérêt à faire des études que les garçons, dans la perspective d'une insertion professionnelle>’>176. En effet, étant donné les mécanismes de renouvellement de la main-d' oeuvre dans les secteurs secondaire et tertiaire, on peut comprendre que les garçons soient relativement moins pénalisés par un bagage scolaire limité. Le secteur industriel est caractérisé par un fort renouvellement de main-d' oeuvre non qualifiée et jeune, alors que le secteur tertiaire, s'il offre des opportunités aux débutantes qualifiées, laisse peu de perspectives aux jeunes femmes sans qualification en forte concurrence avec des femmes adultes expérimentées.

Les travaux de Chantal NICOLE-DRANCOURT vont contribuer à éclairer mon objet de recherche d'une lumière tout à fait intéressante. Le parcours des jeunes - hommes et femmes - constitue un ensemble de stratégies d'adaptation à la "précarité" professionnelle et au chômage, où le travail ne va plus de soi, ni pour les femmes, ni pour les hommes. ‘<<Du côté des femmes, l'effondrement de la valeur sociale du travail domestique pourrait rendre leur activité "évidente". Mais l'activité féminine se heurte toujours à des obstacles. Dès lors pour les femmes, l'engagement social prioritaire n'est plus évident, ni dans un sens (l'inactivité) ni dans l'autre (l'activité). Du côté des hommes, un des piliers de l'identité masculine passe par le travail, "conduite de dépense légitimante" où la virilité est associée "au risque, au conflit et au défi" surtout dans les milieux populaires. Or force est de constater que quelque chose se fissure: les assauts de la modernité sociale et culturelle (rééquilibrage des relations de sexe, remise en cause des pouvoirs liés à la virilité, contestation du rôle de chef de famille par la généralisation des familles à double actif...) laissent en friche des pans entiers de l'identité masculine. Autrement dit, ni pour les femmes, ni pour les hommes, l'engagement professionnel ne va de soi aujourd'hui, travailler fera donc l'objet d'un arbitrage individuel.>>’ 177Ainsi, pour l'auteur, la précarité et le chômage sont ‘<<l'expression d'un malaise sociétal, d'une détresse qui prend cette forme en période de diversification des formes d'emploi, et qui prendrait d'autres formes en d'autres temps. Le malaise précède les difficultés professionnelles et la dureté du marché ne fait que mettre en relief ces difficultés. Leur malaise on le découvre : il s'agit moins semble-t-il pour eux de se plaindre de la difficulté d'insertion ou de l'instabilité de l'emploi que de la difficulté à trouver leur voie, leur utilité, leur identité>’>178.

Pour l'auteur, la précarité traduit moins les difficultés d'adaptation structurelles aux nouvelles conditions du marché de l'emploi, qu'elles ne sont l'expression d'un malaise, d'une difficulté à donner du sens à une activité qui, mise en crise, ne va plus de soi.

Ainsi pour l'auteur ce n'est pas la précarité professionnelle qui en elle-même fait problème pour ces jeunes mais le sens qu'ils donnent à leurs itinéraires d'insertion socioprofessionnels. Comme elle s'en expliquera récemment : ‘<<Ce qui fait sens à notre avis n'est ni l'absence d'emploi (chômage ou inactivité) ni le statut de l'activité (emploi stable ou précaire), mais les logiques d'engagement dans laquelle ces situations s'inscrivent. Rattaché à l'analyse des processus d'insertion, ce constat prend toute son importance. Il impose de rendre compte de l'insertion non dans le contenu des itinéraires mais dans ce qui oriente ce contenu à savoir : la dynamique des trajectoires sociales des jeunes.>>’ 179

C'est dans la ligne de ces analyses que s'inscrit ce travail de recherche. Afin de poursuivre la réflexion sur le sens du travail, il me semble nécessaire, comme l'a initié Chantal NICOLE-DRANCOURT, non seulement d'inclure la problématique des rapports sociaux de sexes, non comme variable marginale, mais comme dimension constitutive de la construction sociale du travail, mais en outre de poser la précarité professionnelle non comme cause du malaise qui frappe les jeunes, et de plus en plus d'adultes, mais comme révélateur d'une situation où la construction identitaire appuyée sur le travail est devenue problématique.

Notes
176.

DURU-BELLAT (M), 1990, p 132

177.

1994, p66

178.

1991, p405

179.

1998, p76