2.4.5.2. LE SEXE DE L'INSERTION

La sociologie des rapports sociaux de sexes, la plus à même, a priori, d'embrasser la question de l'insertion dans les termes de la division sexuelle du travail semble se confronter à la difficulté de passer d'une sociologie du travail à une sociologie de l'emploi. Comme le souligne Margaret MARUANI : ‘<<Le marché du travail, l'emploi et le chômage sont très largement absents de ce courant de recherche, de sorte que l'on en sait beaucoup plus aujourd'hui sur les modalités du travail féminin, sur les mouvements de déqualification/surqualification, sur la non-mixité du monde du travail que sur l'évolution du rapport à l'emploi et des comportements d'activité féminins>’>180.

En atteste encore le colloque de recherche qui a présidé à la préparation de la participation de la France à la 4ème conférence mondiale sur les Femmes qui s'est tenue à Pékin en 1995. Parmi l'ensemble des contributions, aucune n'a abordé la question de l'insertion professionnelle dans sa dimension sexuée. Les thèmes abordés se sont déclinés dans les termes du chômage, de la flexibilité, du travail à temps partiel, des inégalités de salaires, de la division sexuelle des filières de formation, de la tertiarisation de la société qui pourrait s'opérer au profit de certaines catégories de femmes, et ont permis ainsi de faire un état des lieux, sans doute sommaire, des travaux en cours sur les questions de l'emploi, du travail, du chômage et de la précarité professionnelle des femmes. Ils ont l'avantage de poser le cadre d'analyse incontournable pour toute recherche liée à la division sexuelle du travail. Toutefois, aucun travail portant sur la question de l'insertion professionnelle des jeunes femmes n'est mentionné.

Voulant traiter de la question du chômage des femmes, Margaret MARUANI et Chantal ROGERAT observent : ‘<<Aujourd'hui, la persistance du chômage, son ampleur invitent à une connaissance plus approfondie de ses déterminants sexués. Il soulève de nouvelles contradictions et accuse de nouvelles différences. Comment les expliquer ? En quoi le chômage est-il producteur de nouvelles inégalités sociales, de nouvelles inégalités de sexe ?>’>181.

La sociologie du travail, telle qu'elle s'est développée depuis l'après-guerre, s'est construite autour du "travailleur" et de ses multiples interactions; analyses de l'entreprise, de l'atelier, des métiers, des groupes professionnels, des relations de travail...posant pour postulat de base l'intangibilité du travail. Le "travail féminin", comme objet d'analyse spécifique, n'a guère trouvé sa place dans ce champ de recherche qui tout au plus aura posé la division sociale du travail comme analyseur des situations de travail. Quant aux problématiques relatives à l'insertion, elles vont progressivement trouver quelques échos dans un champ de recherche qui va s'autonomiser avec le développement de la "crise" et la remise en question du paradigme dominant du travail dès les années 80 : la sociologie de l'emploi.

Avec pour objets, les mouvements de recomposition de la population active, les mécanismes sociaux de répartition de l'emploi et de production du chômage, la sociologie de l'emploi veut placer l'emploi au centre de l'analyse sociologique, non pour ‘<<sacrifier à l'actualité qui en fait le problème social numéro un>>,’ mais pour ‘<<affirmer l'idée que le statut de l'emploi structure le statut du travail et contribue ainsi à la définition du statut social, de la stratification et des classes sociales. Penser la répartition et le partage de l'emploi comme des constructions sociales>>’ 182.

La sociologie de l'emploi, par les fondements théoriques qu'elle pose, permet d'intégrer de façon constitutive, et non marginale, le principe de la division sexuelle du travail. Si la sociologie de l'emploi comme la sociologie du travail s'accordent à penser que l'activité laborieuse constitue "l'expérience sociale centrale", la question qui se pose aujourd'hui au sociologue est de savoir comment intégrer les figures du(de la) chômeur(se) et de l'inactif(ve), si le "travailleur" constitue l'acteur social par excellence ? Formulée en d'autres termes, la question peut devenir : comment penser le(la) chômeur(se) et l'inactif(ve) dans une société qui ne reconnaît l'activité laborieuse comme légitime qu'à travers le contrat de travail, dont sont exclus de fait, temporairement, le(la) chômeur(se), et plus durablement l'inactif(ve), symbolisé par la femme au foyer qui a fait le "choix" - socialement contraint - d'inscrire son activité laborieuse dans l'espace privé du domestique, du familial, privé de la reconnaissance sociale légitime du contrat de travail ? Car l'enjeu est un enjeu identitaire, et l'on verra comment le recours aux emplois précaires qui garantissent pourtant - contrairement au(à la) chômeur(se) et à l'inactif(ve) - un statut social par le biais d'un contrat de travail, même temporaire, ne permettent pas la construction d'identités "professionnelles" capables de se constituer en pivot de l'identité sociale, et ce davantage encore pour les hommes que pour les femmes.

La division sexuelle du travail, comme concept opératoire pour l'analyse, a permis d'éclairer les processus de structuration sexuellement différenciée des secteurs d'activités, des métiers et professions, de mieux connaître les modalités d'inscription des femmes sur le marché du travail. Les comportements féminins relatifs à l'emploi tendent, nous dit-on, à se conformer à ceux de leurs homologues masculins : l'inscription sur le marché du travail s'inscrit dans la continuité, et non plus dans la discontinuité, comme ce fut le cas jusque dans les années 70. Les femmes se positionnent toujours plus nombreuses et plus durablement sur le marché du travail, n'abandonnant plus leur emploi à la naissance de leur premier enfant. Statistiquement, en effet, la part des femmes dans la population active est passée de 35,7 % en 1949 à 42,5 % en 1988, et le taux d'activité des femmes de 25 à 54 ans est passé de 46,1 % en 1968 à 70,7 % en 1988, alors même que le taux d'activité des hommes de la même tranche d'âge régresse, passant de 96,3 % en 1968 à 94,7 % en 1988 183.

Mais la progression continue du chômage depuis le milieu des années 70 contraint de plus en plus d'individus, hommes et femmes, peu qualifiés et très diplômés, à des inscriptions discontinues et précaires sur le marché du travail, éclairant d'une lumière nouvelle le rapport au travail.

Travailler, ne détermine pas, a priori, un rapport intemporel à sa "nécessité". Le travail, comme nous l'avons rapidement évoqué plus avant, s'inscrit, historiquement et culturellement dans les rapports sociaux. Travailler dans les années 60, en pleine période d'expansion économique, n'a pas la même signification que travailler dans les années 90, rodées par bientôt vingt ans d'une crise de l'emploi qui ne cesse de prendre de l'ampleur. Travail masculin, travail féminin, le travail se décline, selon l'angle d'approche, différemment ou non, selon le genre.

Différence sous l'angle de la formation - généraliste et peu diversifiée pour les filles, technique et très diversifiée pour les garçons - des secteurs d'activité - tertiaire pour les femmes, secondaire pour les hommes - de la nature des contrats - temps partiel, contrat emploi solidarité pour les femmes ; missions intérimaires, contrats en alternance pour les hommes - du chômage - 14,2 % de femmes au chômage en 1996, contre 10,4 % d'hommes.

Ressemblance sous l'angle de l'inscription sur le marché du travail - de plus en plus continue pour les femmes, à l'image des hommes, même si subsiste un écart de 24 % entre le taux d'activité des unes et celui des autres, mais surtout, ressemblance relativement à tous les points appréhendés dans la différence si l'on resserre l'objectif sur la population des jeunes diplômés ; le principe d'opposition binaire se déplace alors de la division sexuelle du travail à la division sociale du travail, l'une et l'autre ne s'excluant nullement.

Si nous savons aujourd'hui qu'hommes et femmes se répartissent sur le marché du travail de façon sexuellement différenciée, nous en savons en revanche bien peu sur leur rapport respectif au travail, sur le sens qu'ils donnent à cette activité socialement déterminée, source d'identité, d'investissement de soi, de définition de soi.

Le travail s'est construit au cours des derniers siècles comme pivot de la construction identitaire dans une société qui est advenue société des individus. Le mouvement d'individualisation croissant qui a gagné la société française, comme la plupart des sociétés occidentales, depuis le 17ème siècle, avait toutefois, jusqu'à peu de temps encore, laissé la plupart des femmes aux marges de ses bénéfices. Exclues de la représentation politique, marginalisées par le système juridique, les femmes seront également évincées du marché du travail.

Et c'est par la revendication d'accès au marché du travail à égalité avec les hommes que les mouvements féministes des années 60 escompteront donner à la femme la place d'individu à part entière, reconnu comme tel, que la Révolution Française a négligé de leur garantir. Car le travail s'est constitué comme le vecteur principal de l'identité sociale des individus et c'est par sa reconquête que les femmes espèrent accéder à leur individualité.

Or, dans le même temps, la société française se transforme.

La famille se décompose et se recompose, laissant apparaître simultanément une augmentation des divorces, une diminution des mariages et une augmentation des familles monoparentales et des célibataires. La précarité familiale se substitue au modèle dominant de la "famille bourgeoise" caractérisé par la stabilité des liens conjugaux.

Le marché du travail se restructure également au détriment de la stabilité professionnelle, et au profit de la précarisation de l'emploi et de la croissance du chômage. Mais la dégradation des conditions d'accès au marché du travail ne touchera pas toutes les catégories sociales de la même façon. Ce sont les jeunes qui, les premiers, souffriront le plus de cette crise de l'emploi, et parmi eux les jeunes femmes plus particulièrement, puis les femmes, et bientôt les travailleurs âgés de plus de 50 ans.

L'insertion professionnelle des jeunes va donc se constituer comme fer de lance de politiques successives de lutte contre le chômage, et ce dès le milieu des années 1970. Procéder à l'évaluation de ces politiques d'insertion est chose délicate, mais après plus de vingt ans d'une succession de dispositifs d'aide à l'insertion professionnelle des jeunes, le chômage ne cesse d'augmenter et de s'étendre à l'ensemble des catégories sociales. Corollaire d'une situation de chômage persistant, la précarisation du marché de l'emploi s'étend également au-delà de la catégorie des jeunes de 18 à 25 ans, et de la catégorie des femmes, les deux catégories sociales les plus touchées par la précarité professionnelle.

Le marché du travail se recompose au profit de la précarité et du chômage, réinterrogeant les catégories dominantes de la stabilité et de la régularité sur lesquelles le travail s'est construit au cours des dernières décennies. Dès lors, il faut aux individus tenter de reconstruire le sens d'une activité - le travail - qui bousculé par les nouvelles valeurs de l'instabilité et de l'irrégularité qui s'emparent du marché du travail, ne va plus de soi.

Ce sera l'objet de la dernière partie de ce travail que de tenter de comprendre le sens que le travail prend pour des jeunes - hommes et femmes - en parcours d'insertion. Le travail a pu prendre sens jusqu'alors comme déterminant principal de la construction identitaire des individus - mais des hommes davantage que des femmes. La précarisation professionnelle en faisant obstacle, du moins temporairement, à la construction d'un processus d'identification professionnelle capable de définir l'identité sociale des individus pourrait alors empêcher, comme je le mettrai en évidence, que ne s'élabore une "identité pour soi" significative dans la définition des individus par eux-mêmes.

Dès lors, c'est le processus même d'individualisation qui est remis en question. Le travail permettait à l'individu - mais aux hommes plus qu'aux femmes - de se construire en tant qu'individu socialement identifié. Sa disparition, bien davantage encore qu'un salaire nécessaire à la subsistance, pourrait alors entraîner la disparition de cet "individu". Car l'enjeu du travail dans la société française actuelle n'est pas un enjeu de survie, mais un enjeu identitaire.

En outre, l'absence de travail ne semble pas toucher les hommes et les femmes de la même façon. Car si les hommes ont investi la sphère professionnelle de façon quasi exclusive, les femmes se sont attachées à concilier leurs engagements familiaux et professionnels. L'absence de travail, comme nous le verrons au cours de l'analyse des entretiens qui sera présentée ultérieurement, amène les femmes de notre enquête à réinvestir la sphère familiale et à y trouver le support d'une construction identitaire significative. Pour les hommes, à l'inverse, l'horizon identitaire est marqué par la sphère professionnelle et quand celle-ci se dérobe la construction d'une identité significative devient davantage problématique.

Mais plus encore que la précarité des contrats de travail nous verrons comment c'est un ensemble de temporalités qui se constituent comme problématiques dans les parcours d'insertion professionnelle de ces jeunes, où l'instabilité des contrats apparaît peu à peu marginale par rapport à une configuration de temporalités sociales qui génère une souffrance sociale dont je m'attacherai à rendre compte. Ce qui fait problème dans le processus de construction identitaire de ces jeunes, c'est peut-être moins alors le fait qu'un contrat de travail soit à durée déterminée, que le fait que les expériences de travail, qu'elles soient à durée déterminée ou indéterminée, ne permettent pas d'enclencher un processus de "reconnaissance réciproque"184 indispensable à la construction de l'identité professionnelle. Qu'il s'agisse alors de la reconnaissance du jeune par l'entreprise - octroi de responsabilités, reconnaissance d'un statut professionnel, etc. - ou de la reconnaissance de l'entreprise par le jeune - acceptation de la hiérarchie, du rythme professionnel, des cadences, etc. Processus de reconnaissance réciproque qui a pour enjeu de parvenir à faire coïncider l'"identité pour soi" - celle par laquelle se définit l'individu - et l'"identité pour autrui" - celle par laquelle les "autres" définissent l'individu, ce qui nous le verrons n'est pas garanti par le seul accès au tant convoité contrat de travail à durée indéterminée.

Avant de procéder à l'exposition de l'analyse des six entretiens retenus pour donner corps à ma démonstration, il me faudra encore prendre le temps de m'expliquer sur les options théoriques et méthodologiques retenues pour construire ce travail de recherche.

Notes
180.

MARUANI (M), REYNAUD (E), 1993, p25

181.

MARUANI (M), ROGERAT (C), "Les recompositions du marché du travail : problèmes sociaux et questions de recherches", in La place des Femmes, 1995, p 524

182.

MARUANI (M), REYNAUD (E), 1993, p5

183.

I.N.S.E.E. Emploi, 1992

184.

J'utilise ce concept de "reconnaissance réciproque" en référence à Hegel, cité par DUBAR (C), 1991, p 83. Pour HEGEL, l'identité est le résultat d'une reconnaissance réciproque, c'est-à-dire <<connaissance de ce que l'identité du moi n'est possible que grâce à l'identité de l'autre qui me reconnaît, identité elle-même dépendant de ma propre connaissance>>