3. UNE HISTOIRE DE MÉTHODE

3.1. PROFESSION : "CONSEILLÈRE"

C'est en qualité de "conseillère en insertion professionnelle" dans une Mission Locale de la banlieue Sud-Est de Lyon que j'ai établi mes premiers contacts avec mon terrain de recherche, et que s'est élaborée peu à peu la problématique de ce travail.

Attentive aux sempiternelles complaintes de désamour qui s'écoulaient chaque jour à mon oreille, il m'est apparu peu à peu nécessaire d'orienter cette recherche dans le sens d'une meilleure compréhension de ce que signifiait le travail pour les jeunes rencontrés, et consécutivement de ce qu'ils en attendaient. La "précarité professionnelle", dénoncée socialement de toute part, m'apparaissait de plus en plus incapable de justifier, à elle seule, le malaise social qui entourait la problématique sociale du chômage.

"Non, j'aime pas ce métier !" ,"c'est pas intéressant !". À l'évidence, il y avait rejet, et peut-être alors, un double rejet. Rejet de celui ou celle qui découvre un métier, non plus seulement la technique, mais l'esprit. L'école a formé à manier "la pelle et la pioche" mais elle a oublié de parler de la bière de dix heures, ou du "p'tit blanc" de onze heures. Le patron, quant à lui, voit plutôt d'un sale oeil, ce jeune qui n'est pas de la maison et déambule, casquette vissée sur la tête et Nike aux pieds, l'air dégagé. Incompréhension. Incompréhension de deux générations qui s'affrontent sur des valeurs qui les posent et les opposent.

Se dessinait clairement la nécessité de prendre le temps d'entendre la parole de ces jeunes, "objets" des dispositifs d'insertion. On avait essayé de me convaincre, il aurait fallu que je les convainque, de ce que la nature de "leur" problème tenait en quelques mots : qualification, employabilité, savoir-être, etc. Ce défaut de "socialisation professionnelle" était responsable de situations de chômage endémique et de parcours de "précarité professionnelle", que seuls des parcours de qualifications professionnelles pouvaient endiguer.

J'allais prendre mon temps pour convaincre d'une autre parole. D'une parole qui placerait la problématique de l'insertion au coeur de la problématique du travail, non pour l'y réduire, mais pour en saisir les relations. Car si les "problèmes" des jeunes fréquentant les Missions Locales semblaient s'articuler autour du concept clé de "socialisation professionnelle", il m'apparaissait nécessaire d'étayer davantage ce concept pour mieux en saisir toutes les implications. Car si la "socialisation professionnelle" pouvait impliquer la qualification, l'employabilité, le savoir-être, ..., elle pouvait également se décliner dans les termes de la hiérarchie ou du rythme de travail. Mais c'est surtout, comme nous le verrons, dans les termes de "l'identification" qu'il s'agira d'aborder la problématique de la socialisation professionnelle.

En parallèle avec mon activité professionnelle de "conseillère", je commençais en mars 1995, une mission de recherche au sein de la Mission Locale qui m'employait. Cette mission, prévue sur deux ans, avait pour objet une meilleure connaissance du public jeune accueilli. Il s'agissait de comprendre le rapport au travail de ces jeunes, hommes et femmes, autrement dit, de comprendre le sens qu'ils donnaient au travail afin d'éclairer des pratiques d'insertion socialement construites comme "précaires" au cours des dernières décennies.

Comprendre le rapport au travail, le sens du travail, pour des demandeurs d'emploi objets de mesures dites d'"insertion", peut nous permettre d'envisager le travail autrement, et pas seulement le travail de l'"autre", de cet "autre" à qui l'on destine de façon restrictive d'"autres" formes d'emploi, en marge des normes traditionnelles. Car le travail est une activité socialement et historiquement construite qui s'inscrit au coeur d'un ensemble de normes qui visent sa définition légitime. Le travail précaire vient réinterroger cet ensemble de normes légitimes en remettant en question les catégories dominantes de la stabilité et de la régularité qui ont fondé depuis quelques décennies le sens du travail, du "vrai travail".

L'"autre" c'est le jeune, la femme, le délinquant, la personne en difficulté, le non-qualifié, l'exclu, l'étranger à soi, celui qui ne nous ressemble pas parce qu'on ne le comprend pas. Il s'agira d'entrer dans la béance de cette incompréhension réciproque pour mieux entrevoir comment s'invente et se réinvente un rapport au travail qui ne va plus de soi parce qu'il n'est plus lié à une tradition familiale ou à une tradition de métiers et qu'il n'est plus indispensable pour la seule survie alimentaire.

Car, au fondement de la problématique sociale de l'insertion se pose la question du lien social, comme condition d'existence des Hommes entre eux. Si le "travail" s'est constitué au cours des deux derniers siècles comme vecteur principal de l'identité sociale et pivot de la structuration des relations entre les gens, son absence pourrait menacer la société d'anomie. Mais est-ce vraiment son absence qui marque la fin de ce millénaire ? Ne serait-ce pas plutôt le sens que l'on veut lui donner, qui fait l'objet d'enjeux multiples ?

La plupart des jeunes que je rencontrais dans le cadre de mon activité professionnelle justifiaient leur demande dans des termes similaires : ‘<<Il faut que je travaille...je suis prêt(e) à prendre n'importe quoi.>>’ Cette demande répondait à l'impératif d'une nécessité, mais de quelle nécessité s'agissait-il ? D'une nécessité alimentaire, occupationnelle, statutaire, ... ? Qu'entendaient-ils par ce "travail" qui se résumait le plus souvent à n'être que "n'importe quoi" ? Les éclaircissements que nous pouvions obtenir se résumaient le plus souvent par la nécessité de ‘<<faire quelque chose et d'être payé>>’. Le travail prenait sens autour d'une nébuleuse qui se résumait à l'activité et à l'argent.

Lorsque le "travail" tant espéré avait été enfin trouvé, peu d'entre eux et d'entre elles résistaient à l'épreuve des premières semaines. Les chefs d'entreprises étaient alors unanimes : ‘<<Ces jeunes-là, ils ne veulent pas vraiment travailler, et puis ils n'ont pas vraiment besoin de travailler, sinon ils resteraient>>.’ D'évidence, le sens de la nécessité, de l'activité, du travail même, était multiple. Il n'y avait pas concordance sur la définition du travail à moins d'imaginer que les jeunes s'illusionnaient, voire mentaient, sur leurs réelles aspirations.

Du côté des professionnels de l'insertion, les discours étaient multiples mais convergeaient pour la plupart autour d'une problématique de la "victimisation". Les jeunes ne restaient pas dans les entreprises parce qu'ils étaient exploités, maltraités, mal préparés pour s'adapter aux exigences des contraintes professionnelles, ou surtout pas assez formés pour prétendre à des postes plus intéressants.

Les chefs d'entreprises et les professionnels de l'insertion, pour être en "prise directe" avec les problèmes de l'insertion professionnelle des jeunes, incarnent de façon "typique" les termes d'un débat qui s'articulent autour de l'éternelle opposition entre contrainte et liberté. "Victimes" pour les uns, "responsables" pour les autres, les jeunes sont au coeur d'une problématique sociale qui cherche à identifier les "coupables".

Il s'agit alors de tenter de dépasser cette opposition pour mieux rendre compte des processus complexes de construction de la réalité sociale qui sont des processus de négociation permanente entre des individus et leurs environnements. L'individu n'est pas davantage "libre acteur" que "victime contrainte", il est les deux à la fois, en ce qu'il opère des "choix" dans des environnements plus ou moins "contraints".