3.2. POSTULATS

Dans ce contexte de chômage massif et de précarisation de l'emploi, j'ai fait l'hypothèse que, corrélativement à une crise de l'emploi mais bien au-delà de celle-ci, c'est d'une crise du travail dont il s'agit. C'est-à-dire pas seulement une difficulté croissante d'adéquation des demandeurs d'emploi au marché du travail, mais plus vraisemblablement une difficulté à trouver du sens dans le travail. Difficulté qui s'illustre à chaque instant par l'impossibilité de certain(e)s à rester dans un emploi si durement acquis, par la nécessité de beaucoup de chercher un autre emploi, ou même encore par le besoin toujours renouvelé de formations jamais abouties comme moyen d'échapper à des horizons professionnels non signifiants.

La précarité professionnelle correspond alors tout autant à l'imposition d'un marché du travail toujours plus sélectif, qu'à des pratiques multiformes de mise à distance185 temporaire d'activités professionnelles insignifiantes.

Dès lors, il s'agira de comprendre les pratiques d'insertion professionnelle et les systèmes de valeurs associées au travail des jeunes, hommes et femmes, qui fréquentent les dispositifs d'insertion. Cela reviendra à interroger leur rapport au travail, autrement dit à comprendre comment un parcours186 d'insertion se construit pour les publics concernés, dits "en insertion", dans un ensemble complexe de processus de définitions et de redéfinitions de soi où le travail trouvera sa place entre "haine et amour", "nécessité et liberté". Il sera question de comprendre comment les individus jouent de l'espace de liberté qu'ils s'accordent dans l'espace contraint de la nécessité d'une histoire tout à la fois individuelle et collective, où le sens du travail se construit et se reconstruit en permanence.

Le travail, en France, à la fin de ce second millénaire, ne semble pas pouvoir se résumer à l'exercice d'une activité qui ne soit pas source de reconnaissance pour celui ou celle qui l'exerce, sous peine d'être mis à distance par de multiples processus. Une activité signifiante est donc une activité dans laquelle l'individu peut se reconnaître, car il y sera aussi reconnu. L'enjeu du sens du travail est donc un enjeu identitaire, en ce que l'individu pourra s'identifier à "son travail", s'identifier dans une "reconnaissance réciproque"187. Reconnaissance du travail par l'individu, c'est-à-dire appropriation, en ce que le travail est à appréhender dans une multitude de dimensions : les tâches effectuées, les relations professionnelles, le rythme de travail, le salaire, ..... Reconnaissance de l'individu par son milieu de travail, c'est-à-dire acceptation, en ce qu'il est reconnu par le collectif, par les "autres", comme faisant partie du "milieu", ayant adhéré aux valeurs dominantes du "métier".

Travailler, en France, à la fin de ce second millénaire, ne peut donc avoir pour seul objectif l'exercice d'une activité qui n'engagerait qu'une force de travail rétribuée par un salaire. Car le travail, à travers la figure du "métier", s'est constitué symboliquement tout au long de ce siècle comme un vecteur de réalisation personnelle.

Quand le travail ne représente qu'un salaire, autrement dit quand le travail n'est pas un travail-réalisation, mais un travail-nécessité, il ne constitue alors qu'un "moment" biographique duquel il faut s'extraire au plus vite, qu'il s'agisse de trouver un autre emploi, de ne pas rester une minute supplémentaire à son poste de travail, ou d'attendre la retraite alors même que l'on vient de terminer ses études.

La précarité professionnelle pourrait alors s'inscrire au coeur d'un processus de construction des identités professionnelles ayant pour enjeu la redéfinition du sens du travail, en tant qu'activité temporellement construite.

La précarité professionnelle réinterroge les catégories de stabilité et de régularité, qui prévalent comme catégories légitimes pour donner sens au travail. Elle pourrait ainsi participer d'un processus global de remise en question de ces catégories dominantes comme catégories légitimes de définition du sens du travail, au profit des catégories d'instabilité et d'irrégularité.

C'est alors le processus de socialisation professionnelle qui se trouve interrogé en tant que processus de construction des identités professionnelles. Si la précarité professionnelle participe d'un processus de redéfinition de la temporalité professionnelle dominante, pensée jusqu'alors dans les termes de la stabilité, comment penser la construction d'identités professionnelles dans les termes reconstruits socialement de l'instabilité ? Autrement dit, est-il possible pour les individus de construire des identités professionnelles constitutives de leur identités sociales, dans des cadres professionnels marqués par l'instabilité et le changement permanent ? Lorsque les "professions" et "métiers" tendent à disparaître au profit d'"emplois" marqués par l'instabilité, ne serait-il pas alors davantage pertinent de parler de "socialisation à l'emploi" plutôt que de "socialisation professionnelle" ?

Les jeunes, hommes et femmes, qui fréquentent les Missions Locales ont en effet pour la plupart d'entre eux et d'entre elles des expériences de travail dans le cadre d'emplois temporaires. Ces expériences de travail ne représentent pas, pour la plupart d'entre elles, des expériences "professionnelles", telles qu'on peut les caractériser par la stabilité, la carrière, la qualification professionnelle, ou encore le collectif d'appartenance. Il m'apparaît dès lors plus approprié d'utiliser le concept de "socialisation à l'emploi" pour rendre compte de processus d'accommodation et d'assimilation à des expériences de travail réalisées dans le cadre d'emplois bien souvent temporaires, pour les femmes comme pour les hommes.

Car c'est bien là que le problème social de la précarité professionnelle constitue un problème nouveau. Les formes d'emploi particulières existent depuis longtemps, mais jusqu'alors elles représentaient des formes d'accès au marché du travail limitées à des catégories spécifiques : principalement les jeunes, qui par la qualification ou l'expérience accédaient aux emplois stables en qualité de "professionnels qualifiés", et les femmes, qui regagnaient l'espace domestique dès la constitution d'une entité familiale, ou occupaient des "emplois" souvent déqualifiés pensés davantage comme "travail-instrumental" que comme "travail-épanouissement". Or actuellement, l'accès au marché stable du travail est remis en question, y compris pour la population masculine adulte. C'est donc l'ensemble du processus de socialisation "professionnelle" qui est réinterrogé par ces restructurations du marché du travail, puisque la "précarité professionnelle" ne représente plus seulement une phase transitoire d'adaptation dans une trajectoire professionnelle qui vise la stabilité, mais un nouveau mode de gestion du travail qui vise potentiellement toutes les catégories de la population : les jeunes, les femmes, les personnes peu qualifiées, mais fait nouveau, les hommes, et les hommes adultes qualifiés. Les catégories sociales les plus défavorisées socialement, scolairement, et financièrement demeurant les plus touchées.

Or, la "précarité", cette temporalité professionnelle construite socialement comme problématique pourrait en outre, comme nous le découvrirons au fil de cette recherche, masquer une temporalité professionnelle toute aussi, si ce n'est davantage, problématique : celle du rythme professionnel. Nous le verrons, plus encore que la temporalité déterminée des contrats de travail, les rythmes imposés par les nouvelles organisations du travail pourraient empêcher la mise en place de processus de socialisation professionnelle support d'identité tant professionnelle que sociale, en écartant de nombreux jeunes qui ne peuvent ou ne veulent s'y plier.

La question de la temporalité professionnelle, qu'elle se décline en termes de "précarité" ou de "rythme", nécessite une approche sexuellement différenciée du problème.

La "précarité professionnelle", nous avons eu l'occasion de le mettre en évidence dans la première partie de ce travail, se décline selon des modalités marquées par la différence des sexes. La "précarité" se découpe en effet selon une ligne de partage fortement sexuée. Travail à temps plein mais à durée déterminée pour les hommes, comme l'illustre le travail intérimaire, et travail à temps partiel et à durée indéterminée ou de plus en plus déterminée pour les femmes, comme l'illustre le Contrat Emploi Solidarité.

Le "rythme du travail" nécessite de la même façon une approche sexuellement différenciée de la question. Nous aurons l'occasion de le voir au cours de l'analyse des entretiens qui va suivre, le "rythme du temps du travail" - qu'il s'agisse d'aborder la question des cadences, de l'annualisation du temps de travail, de l'organisation temps professionnel-temps non-professionnel, ou encore de la gestion temporelle de la maternité - est une question qui doit être appréhendée selon des modalités différentes pour les hommes et pour les femmes. Nous verrons comment cette complexe problématique du "rythme de travail" est appropriée différentiellement par les hommes et par les femmes et comment ils apportent des réponses différentes à la gestion de ce qui constitue pour eux un "problème".

Dès lors, il ne s'agit pas seulement de poser la précarité professionnelle comme cause d'impossibles constructions de processus de socialisation professionnelle, mais de pointer comment la difficulté de s'adapter aux rythmes professionnels imposés par les entreprises induit des rapports au travail où le problème social de la précarité peut devenir secondaire.

C'est en conséquence, au-delà de l'identité professionnelle, la construction de l'identité sociale qui pourrait être réinterrogée par ces deux problèmes sociaux distincts mais conjugués des temporalités professionnelles - précarité et rythme de travail - dans la mesure où l'identité professionnelle se construit comme pilier central de l'identité sociale, et ce, davantage pour les hommes que pour les femmes.

Le temps social qui prédomine dans le système économique capitaliste s'est construit autour des catégories sociales de la stabilité et de la régularité, il se pourrait alors que le développement de ces temporalités professionnelles problématiques - précarité et rythme de travail - participe d'un processus global de reconstruction du processus de socialisation à l'esprit du capitalisme de cette fin de millénaire, où hommes et femmes pourraient conserver des places spécifiques dans le processus de division du travail.

Notes
185.

Je rappelle que j'utilise ce concept en référence aux travaux de Laurence ROULLEAU-BERGER.

186.

La notion de "parcours" est abondamment utilisée par les professionnels de l'insertion dans le sens d'un trajet menant d'un point à un autre, ou plus précisement menant de la non-qualification à la qualification, du chômage à l'emploi, ou encore de l'emploi précaire à l'emploi stable. Comme je l'ai précisé dans l'introduction de cette thèse, j'utilise ici le concept de "parcours", non dans le sens d'un itinéraire déterminé, mais afin de rendre compte du caractère "éprouvant" d'itinéraires marqués par des obstacles successifs.

187.

Je rappelle que j'utilise le concept de "reconnaissance réciproque" en référence à Hegel, cité par DUBAR (C), 1991, p 83