3.3.1. UNE SOCIOLOGIE COMPRÉHENSIVE

Il s'agira donc pour moi de rendre raison des pratiques d'insertion des jeunes - hommes et femmes - rencontrés en procédant à l'interprétation du sens visé par ces jeunes, tel qu'il me sera possible d'y accéder par le biais des discours produits lors des entretiens réalisés. Mais Max WEBER prend soin de souligner : ‘<<Toute interprétation tend, certes, vers l'évidence. Mais une interprétation significative, si évidente soit-elle, ne peut pas encore comme telle et en vertu de ce caractère d'évidence prétendre être une interprétation valable du point de vue causal. Elle n'est jamais en elle-même qu'une hypothèse causale particulièrement évidente. Des motifs invoqués et des "refoulements" dissimulent trop souvent à l'agent même l'ensemble réel dans lequel s'accomplit son activité, à tel point que les témoignages, même les plus sincères subjectivement, n'ont qu'une valeur relative.>>’ 189

On ne peut vouloir rendre raison des pratiques des individus en présupposant la rationalité de leurs conduites et ainsi une totale lisibilité de leurs actions. Max WEBER le soulignait : ‘<<C'est l'interprétation rationnelle par finalité qui possède le plus haut degré d'évidence. (...). L'évidence spécifique du comportement rationnel par finalité ne signifie naturellement pas que l'interprétation rationnelle devrait spécialement être considérée comme le but de l'explication en sociologie. On pourrait tout aussi bien affirmer le contraire si l'on tient compte soit du rôle que jouent dans l'activité humaine certaines "émotions" et certains "états affectifs" irrationnels par finalité, soit du fait que toute étude compréhensive rationnelle par finalité se heurte sans cesse à des fins qui ne peuvent plus, de leur côté, être interprétées comme des "moyens" rationnels en vue d'autres fins, mais qu'il faut tout bonnement accepter comme des directions de l'activité qui échappent à une interprétation rationnelle plus complète (...).>’>190 Pierre BOURDIEU systématisera ce point de vue en posant que la logique de la pratique échappe à la logique et qu'en conséquence : ‘<<Il faut reconnaître à la pratique une logique qui n'est pas celle de la logique pour éviter de lui demander plus de logique qu'elle n'en peut donner et de se condamner ainsi soit à lui extorquer des incohérences, soit à lui imposer une cohérence forcée.>>’ 191 Car, le temps de la théorie n'est pas celui de la pratique, et l'on ne peut attendre d'une pratique une rationalité qui soit celle de l'analyse ; ‘<<Pour l'analyste le temps s'abolit : non seulement comme on l'a beaucoup répété depuis Max WEBER, parce que venant toujours après la bataille, il ne peut avoir d'incertitude sur ce qui peut advenir, mais aussi parce qu'il a le temps de totaliser, c'est à dire de surmonter les effets du temps. (...). Celui qui est engagé dans le jeu, pris par le jeu, s'ajuste non à ce qu'il voit, mais à ce qu'il pré-voit, à ce qu'il voit à l'avance dans le présent directement perçu, (...). Et cela comme on dit, sur-le-champ, en un clin d'oeil et dans le feu de l'action, c'est-à-dire dans des conditions qui excluent la distance, le recul, le survol, le délai, le détachement.>’>192

C'est dotée du privilège de la distanciation que j'ai donc choisi d'aborder le terrain d'enquête - une population de jeunes demandeurs d'emploi fréquentant une Mission Locale - par une approche compréhensive. Pour comprendre le sens que les jeunes donnent au travail, il me faudra tenter de rendre compte de leurs pratiques d'insertion professionnelle et de leurs systèmes de valeurs associées au travail, c'est-à-dire tenter de proposer une explication compréhensive d'une activité sociale - le travail - qui ne va plus de soi et, pour cette raison même, nécessite de comprendre le sens que les individus y accordent.

En conséquence, j'aurai recours à une méthode comparative pour tenter de produire une explication compréhensive des pratiques d'insertion de ces jeunes qui ne se contente pas d'être une interprétation, puisse-t-elle paraître la plus évidente. Comparaison des discours entre eux, comparaison des parcours, mais aussi comparaison avec les données statistiques disponibles et les analyses sociologiques produites sur la thématique étudiée. Cette démarche comparative s'inscrit dans la perspective de la grounded theory élaborée par Glaser et Strauss193 pour lesquels c'est de la comparaison systématique des données qu'émerge la théorie. Car, dans cette perspective, la théorie n'est pas envisagée sur le modèle des sciences logico-déductives, selon lequel les données recueillies sur le terrain viennent administrer la preuve des hypothèses formulées dans le cadre d'une théorie générale. Avec Glaser et Strauss, la démarche n'est plus déductive mais inductive. Pour eux, ‘<<il n'y a pas de petites et grandes théories, il y a des grounded theory, effectivement fondées sur des données convaincantes et des découvertes incessantes>’>194.

J'ai mis en oeuvre une démarche basée sur le recueil-production de récits de vie, appuyés sur la pratique de l'entretien semi-directif. Appréhendée comme "étape" et non comme "objectif" du travail sociologique, l'analyse de ces récits de vie constituera le socle de compréhension nécessaire à la construction de l'explication compréhensive du social, telle que la pose Jean-Claude KAUFMANN195. Instrument et non but, la compréhension des individus par le recours à l'analyse de leurs systèmes de valeurs et de leurs discours sur la pratique, constitue toutefois une étape fondamentale de la recherche telle qu'elle sera envisagée ici.

C'est par l'imagination et la rigueur, comme nous y invite Daniel BERTAUX196, que je m'attacherai à produire une analyse compréhensive de récits de vie, propre à initier un travail de reconstruction visant une explication compréhensive de la réalité sociale que constitue la problématique de l'insertion professionnelle des jeunes.

Le discours sur la pratique ne nous renseigne pas nécessairement sur la pratique, il faut alors au chercheur, au-delà de la compréhension première de l'énonciation, tenter de reconstruire une explication sociologique de la singularité mise en mots. Pas seulement parce que le sens de la pratique peut être ignoré en tant que tel par l'individu, mais parce que ce sens singulier de pratiques vécues comme singulières dans des parcours qui sont toujours uniques, ne peut prendre un sens social qu'en tant qu'il est confronté à d'autres. L'explication compréhensive du social s'appuie en conséquence sur une démarche comparative, qui aura le souci de construire les "logiques", non pas singulières, mais sociales, de pratiques et de systèmes de valeurs qui sont le plus souvent vécus comme particuliers. Car le récit de vie d'un individu n'intéresse le sociologue qu'en tant qu'il renseigne sur un phénomène social qui le dépasse dans sa singularité.

Les parcours d'insertion professionnelle reconstruits dans le cadre des récits de vie constituent des parcours singuliers qui seront dès lors appréhendés comme significatifs de pratiques d'insertion propres à des individus placés dans des "situations particulières". Ces <<catégories de situation>>, telles que les définit Daniel BERTAUX197, permettent de penser ces histoires singulières comme histoires sociales en ce que c'est la situation elle-même - celle de jeunes fréquentant ou ayant fréquenté une Mission Locale - qui leur est commune. Cette situation se construit comme sociale ‘<<dans la mesure où elle engendre des contraintes et des logiques d'action qui présentent bien des points communs, où elle est perçue à travers des schèmes collectifs, où elle est éventuellement traitée par une même institution>>’ 198.

Les pratiques d'insertion professionnelle des jeunes rencontrés au cours de ce travail seront donc tout autant appréhendées comme caractéristiques d'un groupe social199 et d'une classe d'âge que comme significatifs de jeunes placés dans une situation commune de recherche d'emploi dans le cadre d'une structure Mission Locale.

Notes
189.

op.cit. p 35-36

190.

WEBER (M), 1965, 1992, p 303 à 305

191.

BOURDIEU (P), 1980, p 144

192.

op. cit, p 137

193.

GLASER (B.G.), STRAUSS (A.L.), The discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Chicago, Aldine, 1967, 281p

194.

DEMAZIère (D), DUBAR (C), 1997, p 51

195.

1996, p23

196.

1997, p 82

197.

1997, p15

198.

BERTAUX (D), 1997, p15

199.

Centré sur la question de la division sexuelle du travail, ce travail, bien que ne traitant pas de la question de la division sociale du travail, n'ignore pas que le public étudié, majoritairement peu, voire non qualifié, est dans sa grande majorité issu des classes sociales les plus défavorisées dans la structure sociale française des années 1990.