3.5. CONDITIONS DE PRODUCTION DU DISCOURS

Tout d'abord, en qualité de personne déjà identifiée, je pus établir facilement les contacts. Peu de refus me furent opposés. Ces refus furent le fait de jeunes considérés par les divers services sociaux comme "marginalisés", qui n'auraient sans doute pas davantage répondu favorablement à une sociologue "non identifiée".

Par ailleurs, et c'est sans doute le plus important, ce statut de "conseillère chargée d'une enquête" a cadré la production de l'entretien dans un référentiel spécifique.

La production d'un discours dans le cadre d'un entretien n'est jamais neutre. Qu'il s'agisse d'une sociologue, d'une journaliste ou d'une "conseillère", le discours produit par l'interlocuteur interrogé sera toujours orienté en fonction des représentations que cet interlocuteur se fait des attentes de l'enquêteur. Patricia PAPERMANN et Liliane PIERROT209 ont mis en évidence avec clarté comment une situation d'interaction ou d'entretien peut être négociée par les enquêtés en fonction des représentations que ces enquêtés se font de l'identité de l'enquêteur. Autrement dit, la production d'un discours est toujours située. Ce que dira un enquêté au sociologue A ne sera pas la même chose que ce qu'il dira au sociologue B, et encore différent de ce qu'il dira à une "conseillère chargée d'une enquête". Car non seulement le discours de l'enquêté sera orienté en fonction de la position socioprofessionnelle qu'il se représente être celle de l'enquêteur, mais en outre, d'innombrables éléments viendront toujours modifier le contexte d'entretien, donc le cadre de production du discours. Affirmer cela implique d'en mesurer toute la portée, et notamment pour ce qui se réfère à l'analyse du discours.

Car en effet, il ne s'agira plus d'extraire de l'entretien une "vérité" intangible, la vérité de celui qui s'expose et qui expose sa façon de voir et de faire le monde. Il s'agira plutôt de comprendre l'articulation entre le discours produit et les conditions d'énonciation de ce discours. Comprendre ce qui est dit comme "ajustement" d'une histoire au cadre de production de l'entretien, et non plus seulement comme parole décontextualisée, qui aurait une existence propre et une "réalité" intrinsèque. Comme le note à ce sujet Patrick PHARO : ‘<<C'est bien pourquoi l'extraction des seuls contenus référentiels qui, comme on l'a vu, tend à minimiser le rôle du sens contextuel de ces énoncés, néglige aussi ce qui est pourtant le phénomène principal, c'est-à-dire le fait même de l'énonciation, dans un contexte donné, mais aussi par rapport à une saisie déjà constituée du monde au travers notamment de la disposition d'un langage, d'une histoire ou d'un habitus corporel (Bourdieu, 1980) sans laquelle les réponses aux stimuli de la situation n'auraient à proprement parler aucun sens. Car si le contexte est une condition de la réponse et de la performance langagière ou pratique, il n'en est pas la seule : en excluant les réponses non pertinentes, il ne suffit pas à sélectionner parmi les multiples réponses pertinentes celles qui est effectivement donnée. Cette sélection est le fait d'une "instance" qui, tout en se réalisant dans cette situation, n'existe que par rapport à des situations antérieures dont elle conserve la mémoire, le savoir et la croyance. Chaque individu qui parle et qui agit ne peut assurer sa présence immédiate dans l'interaction que par rapport à un univers extérieur à cette interaction duquel il tire sa compétence de membre ou ce que Garfinkel appelle aussi la "texture de relevance" de ses exposés et de ses actions.>’>210

Ainsi, situer la production d'un discours réalisé au cours d'un entretien, à la fois par rapport à l'histoire de la personne qui l'énonce, et par rapport au cadre immédiat d'énonciation de ce discours, permet d'échapper à la tentation de réification du discours et d'accéder à ce qui fonde le discours comme discours circonstancié, produit contextualisé d'une histoire nécessairement sociale et individuelle. Sociale et individuelle, entendus non pas comme moments distincts mais comme catégories nécessairement imbriquées, en ce que l'individu est tout autant produit que producteur d'histoire, qu'il s'agisse de la "petite" ou de la "grande". Une fois encore, il ne s'agit pas de glisser dans la facilité de la relativité, mais d'exposer, pour toujours plus de lisibilité, le maximum d'éléments disponibles, potentiellement explicatifs, de l'énoncé produit.

Enfin, et toujours dans le même ordre d'idées, le fait qu'il se soit agi d'"une" conseillère et pas d'"un" conseiller, aura, à n'en point douter, des implications qu'il ne faudrait pas négliger. Je parviendrai à réaliser sans difficultés dix-huit entretiens avec des femmes, et seulement douze entretiens avec des hommes, et cela avec beaucoup plus de difficultés.

Ces entretiens, d'une durée comprise entre quarante-cinq minutes et deux heures, ont été conduits dans l'optique d'une démarche semi-directive. Cette démarche dite "semi-directive" ne s'appuiera pas sur une grille d'entretien très élaborée mais autour de quelques catégories thématiques pensées comme potentiellement explicatives des conduites. Car si les hypothèses qui sous-tendent l'élaboration de ce travail posent que hommes et femmes mettent en oeuvre des pratiques d'insertion professionnelle sexuellement différenciées, il apparaît nécessaire de comprendre comment le parcours scolaire, l'environnement familial et amical principalement vont jouer un rôle déterminant dans la construction de ces parcours de socialisation "professionnelle" marqués par la différence des sexes.

J'ai procédé, en conséquence, à des questions-relances sur la formation scolaire, la profession des parents, les activités de la fratrie, de l'environnement amical, afin de mettre en évidence comment s'organise l'enchaînement discursif à partir de ces catégories noyaux posées comme signifiantes pour la compréhension de ces discours produits sur les pratiques d'insertion professionnelle et les systèmes de valeurs associées au travail. Il ne s'agissait pas, comme je l'ai indiqué précédemment, d'imaginer pouvoir obtenir un discours le plus "objectif" possible, débarrassé des interférences de la situation d'entretien, mais de participer à l'élaboration d'une énonciation doublement contextualisée. Contextualisée par rapport à des conditions sociales objectives qui ont balisé le parcours (formation scolaire, profession des parents, relations amicales...), et contextualisée par rapport au moment de réalisation de l'énonciation.

Autrement dit, il s'agit de tenter de comprendre comment et en quels termes "la formation scolaire", "la profession des parents", etc. - dans un discours orienté sur le parcours réalisé avec, ou/et, à partir de la Mission Locale - sont mobilisées dans le discours pour rendre compte d'un rapport au travail spécifique.

Notes
209.

1982

210.

1985, p 143