3.5.1. LES COMPETENCES LINGUISTIQUES EN QUESTION

Mais cette démarche, comme quelque démarche que ce soit, n'est pas exempte de difficultés. Ces difficultés sont inhérentes à l'intérêt même de la démarche. En effet, comme le souligne Pierre BOURDIEU, l'accès à la parole, la capacité langagière de façon générale, est une capacité sociale inégalement répartie : ‘<<Ce qui est en question dès que deux locuteurs se parlent, c'est la relation objective entre leurs compétences, non seulement leur compétence linguistique (leur maîtrise plus ou moins accomplie du langage légitime) mais aussi l'ensemble de leur compétence sociale, leur droit à parler, qui dépend objectivement de leur sexe, leur âge, leur religion, leur statut économique et leur statut social, autant d'informations qui pourraient être connues d'avance ou anticipées à travers des indices imperceptibles.>>’ 211 Une situation d'entretien dans le cadre d'une recherche sociologique est, à cet égard, toujours exemplaire d'une situation où se jouent des questions de compétence et de légitimité.

Quand il s'agit d'interviewer des jeunes en situation, bien souvent, "d'échec" scolaire, la question de la compétence linguistique se pose avec d'autant plus d'acuité que nombre de ces jeunes ont été écartés de l'institution scolaire, institution qui représente la langue légitime, et qui les aura peut-être sanctionnée justement pour un défaut de maîtrise de cette langue légitime. De la même façon, la légitimité de l'interlocutrice se pose ici de façon très vive : connue et reconnue comme professionnelle de la Mission Locale, plus généralement comme "assistante sociale" que comme "conseillère" - ceci renvoyant au flou du secteur de l'insertion que j'ai évoqué plus avant - je suis d'emblée reconnue comme personne "compétente" relativement au sujet à traiter, c'est-à-dire le travail. "Compétente", non au sens des capacités professionnelles, reconnues ou déniées, mais au sens "d'informée". Ce biais de situation viendra certainement renforcer la position d'"illégitimité" de mes interlocuteurs(trices) qui se traduira dans un certain nombre d'entretiens par l'impossibilité de construire un discours sans de constantes relances. Ce biais de situation aurait-il été atténué si je m'étais présentée en tant que sociologue ? Je ne le pense pas, considérant l'aura de légitimité qui entoure généralement le statut de chercheur, universitaire ou tout autre détenteur du "savoir scientifique".

Cette "inégalité" devant la compétence linguistique ne renvoie pas seulement, selon moi, à une distribution sociale de la parole qui privilégierait, lors de la production d'un discours dans un cadre construit comme régi par les catégories légitimes, les classes "supérieures" au détriment des classes "inférieures", qu'on les appelle encore "dominées", "populaires" ou "subalternes".

Pour mettre en évidence les éléments qui discriminent les jeunes détenteurs des "compétences linguistiques" attendues, de ceux qui ne les possèdent pas, il me faut faire appel à d'autres critères, qui ne relèvent pas de "l'appartenance de classe".

Car lorsque je parle de "compétences linguistiques" je ne fais pas référence à la maîtrise du langage légitime, je fais référence à la capacité de développer un discours sans le recours constant aux relances de l'enquêteur. Car, je le rappelle, le problème posé par cette question de la compétence linguistique, ainsi définie, est celui de l'impossibilité de générer un discours dans le cadre méthodologique choisi, celui de l'entretien semi-directif. Ainsi, l'analyse des entretiens met en évidence que l'opposition entre détenteurs(trices) et non-détenteurs(trices) de cette compétence linguistique, se situe, à quelques exceptions près, entre les jeunes ayant un très faible niveau scolaire (jeunes sortis d'IMPRO, de SES, jeunes de niveau VI212) et les autres. Cette difficulté à produire un discours est alors imputable à deux "catégories" de jeunes: des jeunes présentant des "handicaps psychomoteurs" référés à divers statuts de prises en charge institutionnelle (IMPRO, COTOREP), et des jeunes présentant, ce que l'on peut appeler, des "handicaps culturels" qui s'originent dans une immigration tardive qui a pu compliquer le processus d'apprentissage de la langue française.

La compétence linguistique telle que je l'entends dans ce cadre est discriminante, non parce qu'elle oppose le parler ordinaire à la langue légitime, mais parce qu'elle exclut certaines catégories de jeunes du cadre même de cette recherche, par l'impossibilité dans laquelle seront certain(e)s de produire un discours. Nous sommes confrontés à une des limites de la méthodologie de recherche choisie, qui ne s'en trouve pas pour autant invalidée, mais relativisée quand à la portée des résultats.

Notes
211.

1984, p 107

212.

IMPRO : Institut MédicoProfessionnel

SES : Section d'éducation Spécialisée

niveau VI : voir les références de niveau en annexes