3.6. PROCÉDURES D’ANALYSES

Dans l'option de la démarche compréhensive que je me suis proposée de mettre en oeuvre, je procéderai à une analyse tout à la fois linéaire et comparée des discours, capable de nous faire cheminer dans la complexité de ces récits de vie reconstruits.

Pour rendre compte des pratiques d'insertion de jeunes ayant reconstruit leurs parcours, j'ai choisi de procéder à une analyse linéaire et comparée des entretiens afin de préserver la ‘<<cohérence singulière>’>213 des entretiens. Je n'exposerai pas l'analyse des trente entretiens réalisés, mais l'analyse de six entretiens, présentant, à la fois l'intérêt de la singularité et celui de la représentativité. Ces entretiens ont été sélectionnés pour leur capacité particulière à nous éclairer tout à la fois sur l'"unicité" des parcours, et sur la "généralité" des pratiques et des systèmes de valeurs auxquels ils renvoient214.

J'ai donc retenu trois entretiens de jeunes femmes et trois entretiens de jeunes hommes en tentant de maintenir un principe de "représentativité" relativement aux critères suivants : la tranche d'âge, le niveau de qualification, les caractéristiques du parcours, et la situation au moment de l'entretien.

Ainsi, les caractéristiques des parcours des six jeunes présentés à travers les "portraits" qui vont suivre, comparées aux caractéristiques des parcours des trente jeunes rencontrés seront les suivantes :

âge FEMMES HOMMES TOTAL PORTRAITS
18-21 ans 7 1 8 1
22-25 ans 9 9 18 3
+ de 25 ans 2 2 4 2
TOTAL 18 12 30 6
NIVEAU FEMMES HOMMES TOTAL PORTRAITS
VI et Vbis 6 2 8 2
V 9 8 17 3
IV et + 3 2 5 1
TOTAL 18 12 30 6
NOMBRE D'étape DU PARCOURS FEMMES HOMMES TOTAL PORTRAITS
1 à 2 13 5 18 3
2 et + 5 7 12 3
TOTAL 18 12 30 6
SITUATION
ACTUELLE
FEMMES HOMMES TOTAL PORTRAITS
ACTIVITé 6 4 10 3
RECHERCHE D'EMPLOI 12 8 20 3
TOTAL 18 12 30 6

J'ai choisi de présenter l'analyse linéaire et comparée des entretiens de six jeunes, parmi les trente rencontrés, parce que ce sont ces entretiens qui mettent le mieux en évidence les processus sociaux repérés au sein de l'ensemble des entretiens réalisés. L'écoute attentive de l'ensemble du corpus d'entretiens aura en effet permis d'identifier des récurrences qui sont appréhendées comme significatives de préoccupations nodales dont il faut au chercheur construire la logique, afin de répérer les processus sociaux à l' oeuvre. Daniel BERTAUX explique à ce sujet : ‘<<C'est en effet par la confrontation des données recueillies à différentes sources, et en particulier auprès de différents "cas", que s'élabore progressivement dans l'esprit du chercheur un modèle (...) du "comment ça se passe" au sein de l'objet étudié. C'est par la comparaison entre parcours biographiques que l'on voit apparaître des récurrences des mêmes situations, des logiques d'action semblables, que l'on repère, à travers ses effets, un même mécanisme social ou un même processus.>’>215

Rendre compte des pratiques d'insertion professionnelle de ces jeunes et de leurs systèmes de valeurs associées au travail, pour comprendre le sens qu'ils attribuent au travail, ne m'intéresse pas en tant que ces pratiques et ces valeurs restent le fait d'individus singuliers. C'est dans la mesure où la singularité échappe au cas individuel pour se construire comme fait commun à plusieurs individus qu'elle se construit comme fait social digne d'intérêt sociologique. Et c'est par la comparaison de ces pratiques et de ces systèmes de valeurs singuliers que je tenterai de construire une logique sociale propre à nous éclairer sur les pratiques d'insertion de ces jeunes demandeurs d'emploi fréquentant la Mission Locale.

C'est également par une analyse linéaire du discours que je procéderai à l'analyse de ces entretiens dans la perspective de comprendre comment s'articulent les enchaînements de discours et comment interpréter les paroles énoncées. Et ce, en posant pour postulat que les enchaînements discursifs ne sont jamais le fruit du hasard, mais le produit visibilisé d'une préoccupation nodale récurrente dont il faut au chercheur construire la logique.

Ainsi, la présentation d'analyses linéaires des entretiens, et non pas thématiques par exemple, se justifie dans la volonté d'exposer les bifurcations, les retournements, les contradictions, les répétitions et récurrences qui sont pensés comme significatifs de souffrances sociales. Et comment mieux rendre compte de la souffrance sociale qu'en livrant aux lecteurs la parole des gens.

C'est enfin par la référence systématique aux jeunes ayant abordé les problèmes évoqués, parmi les trente rencontrés et non, seulement, parmi les six présentés, que j'appuierai ma démonstration216.

Autrement dit, c'est pour présenter l'intérêt de nous parler tout autant d'eux-mêmes que des autres que ces six entretiens auront été choisis pour l'analyse compréhensive qui va suivre.

Singuliers, en ce qu'une "histoire" est toujours "une", et en ce qu'ils éclairent des parcours individuels qui ne peuvent jamais se réduire à des déterminismes sociaux, de sexes, de classes, culturels, ....

Représentatifs, en ce qu'ils illustrent des parcours faits de pratiques d'insertion qui renvoient à l'histoire commune d'individus, présentant, sous certains aspects, des caractéristiques semblables.

Les propos déposés au cours d'un entretien seront toujours appréhendés à la fois dans leur singularité et dans leur exemplarité. Singuliers, en ce qu'ils sont "la parole" d'un individu qui ne se résume jamais au produit individualisé de la société. Exemplaires, en ce que ces propos viennent toujours nous dire beaucoup plus qu'une seule parole individuelle, une parole qui est le produit socialisé d'un rapport au monde, partagée, jusqu'à un certain point, par une société d'individus. Et c'est en ce sens que la référence systématique aux jeunes ayant mentionné des propos semblables me permettra de donner un caractère non plus seulement "singulier" mais aussi "exemplaire" à des propos partagés.

L'utilisation des relances au cours de l'entretien se pose donc avec acuité, car c'est de leur pertinence que dépendra en partie la construction du discours. La méthode de l'entretien semi-directif s'est imposée dans l'objectif qui est celui de ce travail de vouloir comprendre le sens d'une pratique sociale - l'activité professionnelle, ou plutôt les expériences de travail - à partir d'enchaînements discursifs posés comme significatifs pour l'analyse, que ces enchaînements soit à l'initiative de l'interviewé, ou de l'enquêtrice. Le recours à l'entretien dit "non directif" ne m'a pas paru s'imposer dans la mesure où il me paraît difficile de générer, dans le cadre d'un entretien, un discours exempt de l'intervention du sociologue. L'expérience l'atteste, l'interlocuteur sera toujours amené à marquer des pauses qui nécessiteront l'intervention du sociologue pour réamorcer l'entretien. Car nous ne sommes pas dans le cadre d'un entretien thérapeutique de type psychanalytique et il ne fait généralement pas partie "des consignes" préalables à l'entretien que le discours énoncé s'apparente à une "confession de divan". En conséquence, l'utilisation des relances me paraît inévitable. Mais de quels types de relances doit-il ou peut-il s'agir ? Et l'utilisation de questions-relances, qui diffèrent des premières en ce qu'elles réorientent le discours sur une autre thématique, est-elle préjudiciable au bon déroulement de l'entretien et consécutivement à son analyse ultérieure ?

Doit-on recourir à des relances de type "reformulation" qui reprendront le thème qui venait d'être abordé et auquel l'interlocuteur a volontairement mis un terme ? L'expérience ne m'a pas permis d'en tirer des conclusions significatives. Dans certains cas, l'interlocuteur se contentera de signaler à l'enquêtrice qu'il est d'accord avec la reformulation sans souhaiter réaborder le thème évoqué, et marquant par là la volonté de passer à autre chose. Dans d'autre cas, la reformulation n'obtiendra que quelques développements supplémentaires et non significatifs. Enfin, il arrivera, que ce procédé permette une véritable relance du discours.

Concernant les relances "informatives", leur utilisation est à la fois beaucoup plus compliquée et beaucoup plus riche. Les relances de type "reformulation" ne m'ayant pas paru d'un usage très pertinent, j'ai préféré opter pour des relances de type "informatif". Il s'agit donc de relancer l'interlocuteur sur le thème précédemment évoqué mais dans l'objectif d'éclaircir davantage certaines propositions. Mais s'agit-il alors de procéder à ces relances sur le dernier item évoqué, ou bien au contraire d'axer la relance, quand cela est le cas, sur une "perche" qui aura été lancée par l'interlocuteur quelques secondes au préalable comme pour suggérer la nécessité d'aller explorer un "ailleurs" encore mal identifié ? De la même façon que pour les relances de type "reformulation", je ne dispose pas de données qui me permettent de systématiser une réponse et en conséquence, d'opter pour telle ou telle option plutôt que pour telle autre. C'est donc par tâtonnements successifs, par improvisation, beaucoup plus que par systématisation que va se construire le travail de terrain.

Quant à l'utilisation des questions-relances, je l'ai évoqué précédemment, leur recours s'est imposé dans la volonté de mettre en évidence comment étaient mis en mots et enchaînés certains éléments objectifs du parcours tels que la formation scolaire, la profession des parents, etc., et ce afin de mieux saisir les conditions sociales objectives dans lesquelles s'est construit le parcours d'insertion.

Au cours de ces entretiens, nos interlocuteurs vont reconstruire des moments de leur vie qui sont des reconstructions orientées et circonstancielles, et non pas le produit signifiant de l'événement tel qu'il a été pensé au moment de son déroulement, voire même le plus souvent tel qu'il s'est déroulé dans l'impensé de la pratique immédiate - ce "sens pratique" dont parle Pierre BOURDIEU qui n'a pas besoin d'être pensé pour être agi. De la même façon, il s'agira pour l'élaboration de l'analyse, de reconstruire, a posteriori, le déroulement signifiant des discours.

Car peut-on parvenir à analyser une situation dans le même temps que son déroulement ? Peut-on imaginer la maîtrise parfaite d'une situation d'entretien alors même que l'on joue cette partition de vie non reproductible de concert avec un interlocuteur qui ne va pas se livrer à nous comme un livre déjà écrit, mais va se servir de nous, comme nous nous servons de lui, pour élaborer cette histoire en train de se faire ?

Toutes ces remarques ne doivent pas effacer la nécessité, qui demeure néanmoins, d'éviter de biaiser par trop l'entretien, ou à tout le moins d'éviter d'abuser les lecteurs sur une situation d'entretien qui serait un produit neutralisé par la rigueur méthodologique. Cette parenthèse s'inscrit dans la volonté de pointer la nécessité d'une analyse réflexive de l'entretien, comme condition pour accroître la compréhension des enjeux circonstanciels de l'énonciation.

Notes
213.

BLANCHET (A), GOTMAN (A), 1992, p 98

214.

BOURDIEU (P), 1993, p 1403

215.

1997, p 94

216.

Le lecteur trouvera en annexe des "tableaux thématiques" qui le renseigneront sur les différentes catégories récurrentes identifiées et reconstruites par le chercheur.