4.1.1.3.2. LE « MÉNAGE » : TRAVAIL DE LA FEMME « ARABE »

Les propos que Latifa va enchaîner suite à l'énonciation de ce "problème" social que constitue à ses yeux la ségrégation culturelle, sont significatifs de ce processus de déplacement des catégories légitimes de problématisation : ‘<<J'veux dire même pour le ménage, maintenant faut des diplômes, pour faire le ménage, moi j'veux dire j'veux pas faire du ménage, j'le fais déjà chez moi ça m'suffit, franchement, faire du ménage, ça m'intéresse pas du tout, enfin j'veux dire j'sais pas, j'vois j'ai des copines moi qui sont arabes, elles ont trouvé des employeurs, français, bon ça marche pour elles ça peut bien marcher pour moi, j'vois pas pourquoi, moi j'suis pas négative à ce point, moi j'ai encore un petit peu d'pêche (sourire) pour aller chercher encore>>.’ L'énonciation de cette catégorie culturelle problématique amène Latifa à mobiliser un stéréotype qui va fonctionner comme catégorie justificative. Le <<ménage>>, activité traditionnellement exercée par des personnes d'origine maghrébine, et principalement par les femmes, est l'activité que Latifa va mobiliser pour justifier du racisme dont la communauté maghrébine est victime, puisque cette activité qui symbolise la communauté maghrébine doit se conformer au modèle dominant de la certification professionnelle, et que par là même se met en place un processus qui vise à écarter davantage encore la communauté maghrébine du marché du travail, des "bastions" professionnels mêmes qui lui étaient jusqu'alors réservés.

Le "ménage" est une activité au coeur d'enjeux de catégorisation qui visent la définition légitime du travail en tant qu'activité professionnelle. Tantôt "activité domestique", inscrite dans l'espace privé de l'entité familiale, tantôt "activité rémunérée", inscrite dans l'espace domestique d'entités familiales tierces, tantôt enfin "activité professionnelle", inscrite dans l'espace public d'entités professionnelles, le "ménage" est le symbole parfait du "travail" comme catégorie sociale construite contextuellement. Activité domestique non reconnue comme travail, ou activité catégorisée comme professionnelle car inscrite dans un cadre juridique qui la légitime comme telle, le "ménage" représente l'activité repoussoir par excellence du fait même peut-être que les procédures de catégorisation, qui l'instituent ou non comme "travail", sont contextuelles et ne permettent pas de construire une identité stable de professionnel. La certification professionnelle en voie de généralisation viendra-t-elle légitimer cette activité comme activité professionnelle, en imposant un référentiel professionnel ?

Inscrit dans une logique qui vise à faire advenir comme "professionnelle" une activité "domestique", ce processus de certification relève d'un mouvement général qui tend à professionnaliser dans l'espace public des activités longtemps restées privées dans l'espace domestique. La professionnalisation du secteur de la petite enfance, et celle plus récente du secteur de l'aide aux personnes âgées, a relevé de cette logique de mise en espace public d'une activité privée qui est à rapporter à un mouvement global de division croissante du travail. Il est à noter cependant que se met en oeuvre, depuis peu, un processus inverse, où des activités exercées dans l'espace public passent à être exercées dans l'espace privé. Et ce, par des encouragements grandissants à des formes diverses de travail à domicile, dont le télétravail constitue l'exemple le plus médiatisé car formalisé dans une "modernité" qui n'en efface cependant ni la "précarité", ni le caractère traditionnel. Ce processus qui s'inscrit dans une logique de rationalisation des coûts, touche depuis peu les secteurs de la petite enfance et de l'aide aux personnes âgées qui opèrent depuis quelques années un retournement de tendance identique significatif. Le retour de ces espaces devenus publics vers l'espace privé du domestique, que ce soit à travers le développement des crèches familiales, ou l'incitation au maintien des personnes âgées à domicile, marque l'amorce d'un processus de retour du public vers le privé qui correspond à une logique de rationalisation des dépenses publiques.

Ce retour au "travail à domicile" comme forme d'emploi précaire, en ce que l'enjeu de rationalisation des coûts se double d'une fragilisation du lien contractuel qui lie le salarié à son l'employeur, et d'une atomisation des tâches qui n'inscrivent plus l'individu dans un collectif porteur d'identité professionnelle, ne fait pas encore l'objet d'un processus de catégorisation officiel qui viendrait nommer sa "particularité". Comme d'autres formes d'emploi particulières, que nous découvrirons au fil des entretiens, non référencées par les catégories officielles, le "travail à domicile" demeure bien souvent une pratique professionnelle impensée car non catégorisée. Car quand bien même le "travail à domicile" peut être "comptabilisé" au titre de n'importe quelle forme contractuelle, serait-ce même un contrat à durée indéterminée, il n'en demeure pas moins que cette modalité d'exercice professionnel rompt avec au moins deux dimensions qui caractérisent le travail dans sa forme dominante, la dimension "collective" et la dimension "publique" de l'activité support d'identité professionnelle et donc de reconnaissance.