4.1.1.4.2. LE « HASARD » COMME ISSUE A L’ATTENTE

Je vais ici relancer Latifa sur son entourage amical pour mieux cerner l'horizon de références dans lequel elle inscrit son parcours. Et de façon inattendue, car la plupart du temps la référence à l'entourage aura été mobilisée pour justifier une situation personnelle sur le mode de l'identique, Latifa va exposer sa position dans les termes de la particularité. ‘<<J'ai une copine, bon c'est le meilleur ami à son papa, mais y en a des autres, elles vont elles demandent et puis c'est bon, j'sais pas elles vont au pif, elles rentrent dans une entreprise, elles demandent et puis c'est bon, voilà elles signent le contrat, et puis ils les rappellent le lendemain ou dans la semaine, et puis c'est bon (rire), ça me tue moi j'fais plein de demandes y a rien du tout, c'est pour des contrats d'apprentissages pareil>>’, le statut d'exception que Latifa dépose dans la relation vient nous dire toute "l'étrangeté" dans laquelle elle se définit et qui la stigmatise au point de n'envisager son salut que dans les termes du hasard : ‘<<Moi j'dis que c'est chacune sa chance en fait, la chance ça joue beaucoup, le hasard, franchement ça joue beaucoup, quand on n'a pas le moral non plus, j'sais pas moi en ce moment j'fous plus rien, la vérité j'fous plus rien>>’.

Le <<hasard>> comme réponse magique au désespoir viendra souvent au cours des différents entretiens justifier les situations d'abandon de démarches infructueuses. Le contrôle du temps échappe, les démarches se diluent dans une inactivité grandissante ; la catégorie du <<hasard>> viendra tenter de sauver une situation qui s'enlise.

Ce processus de catégorisation d'une espérée réussite en termes de <<hasard>>, fait écho à un processus de catégorisation qui ne sera jamais mobilisé au cours des entretiens, qui est celui du "travail". Comme l'a fort bien analysé François DUBET220, le système scolaire en posant comme condition de la réussite scolaire le travail individuel, rend proprement inacceptable la situation de l'élève qui échoue bien qu'ayant travaillé, car c'est alors la personne même de l'élève qui est mise en cause dans ce processus d'échec. ‘<<Les explications sociales relatives aux inégalités scolaires valent pour les groupes, pas pour les individus. Il n'existe pas à l'école d'équivalent de l'esprit sportif où le seul fait de participer et d'avoir tout fait pour réussir n'affecte pas l'image de soi. Le vaincu peut être triste il n'est pas forcément humilié. Mais l'école n'est pas un jeu puisqu'on est obligé de concourir et que l'on pense y engager la totalité de sa valeur. Quand le principe de l'équivalent-travail se brise, il prive l'individu de tout espace de gestion sociale. Le sujet, sous-exposé, se trouve brutalement sur-exposé à lui-même dans une épreuve largement désocialisée>’>221. Quand l'échec pointe à l'horizon malgré le travail fourni, il vaut mieux alors se détacher du travail pour ne pas perdre la face. C'est ce que nous confirmera Latifa dans quelques lignes.

La mise à distance opérée vis-à-vis des démarches de recherche d'emploi pourrait alors s'inscrire dans une logique similaire de maintien de l'honneur qui vise à justifier l'échec non pas par des défauts de "qualités" propres à la personne, mais par un désengagement - ‘<<j'fous plus rien>>’ - qui sauvera la face. La réussite ne pouvant plus dès lors être indexée au "travail" de recherche d'emploi, seul le "hasard" pourra donner sens à cette éventualité.

Plutôt que d'affronter, une fois encore, la stigmatisation d'un échec qui ne peut être le fait que de la personne - la socialisation scolaire en a attesté tout au long du parcours en formation initiale - mieux vaut se réfugier dans un non-investissement qui ne pourra être source de déception. Cette logique de mise à distance d'une identité problématique, celle de demandeuse "d'emploi", par une procédure de désengagement, prend sens dans le parcours stigmatisé d'une élève mise à distance d'elle-même par des procédures successives de réorientation scolaire, qui pourraient alors avoir participé à la construction d'un système de valeurs où le travail est pensé comme inaccessible. Le travail qu'elle a jusqu'alors fourni ne l'ayant jamais mené à la réussite, il lui faudra opter pour un autre chemin pour y accéder. Le travail ne peut dès lors prendre sens dans une trajectoire que tout un chacun aspire ascendante.

Le système d'orientation-sélection qui prévaut dans le système scolaire ne peut être considéré comme seule variable explicative de cette situation, car tous les élèves ayant fait l'objet de procédures de réorientation ne vont pas construire leur parcours d'insertion dans une logique de mise à distance du travail. Le système scolaire ne peut tout au plus qu'avoir "participé" à cette situation, en ayant contribué à renforcer un système de valeurs associées au travail qui se construit par ailleurs dans un horizon insignifiant.

Notes
220.

"Le travail comme équivalent démocratique du jugement scolaire" in Jacques ION et Michel PERONI, 1997, p 13 à 21

221.

op.cit., p 17