4.1.1.7.2. LA « PERSONNALITE » EN QUESTION

Latifa sera finalement parvenue à déposer dans la relation d'entretien qui nous réunit le noeud d'un problème social qui la dépasse largement mais qu'elle vient dénoncer de façon tout à fait significative.

L'absence de diplôme s'est imposée comme catégorie justificative du chômage, et ce depuis les années 70. Cette problématique du manque de qualification, relayée par celle de l'inadéquation des formations au marché du travail, s'est constituée en leitmotiv de la politique de l'emploi durant de nombreuses années. Mais aujourd'hui que beaucoup sont formés, et de mieux en mieux formés, le chômage loin de régresser, ne fait que croître. à défaut de pouvoir substituer d'autres catégories justificatives individuellement acceptables, le manque de "diplôme" demeure jusqu'alors la catégorie individuellement explicative des difficultés d'accès au marché du travail.

La plupart des individus qui se trouvent en concurrence sur le marché du travail sont qualifiés et se trouvent donc dans la nécessité de construire pour eux-mêmes des catégories "justificatives" acceptables de leurs échecs dans des termes nécessairement autres que ceux du manque de qualification. Une autre catégorie, individuellement et socialement "acceptable" va alors se construire : le manque "d'expérience".

Mais dans le cas d'une jeune comme Latifa, en recherche d'un contrat d'apprentissage, donc nécessairement ni qualifiée, ni pourvue d'expérience, ces deux catégories individuellement et socialement "acceptables" ne peuvent plus fonctionner. Il faut alors tenter de construire d'autres catégories justificatives de cet échec. Elle avait au début de l'entretien mobilisé la catégorie culturelle pour justifier le refus de beaucoup d'entreprises, mais la plupart de ses amies, que l'on peut imaginer pour la plupart d'entre elles d'origine maghrébine, ont trouvé des contrats d'apprentissage. La catégorie culturelle ne peut plus alors fonctionner comme catégorie explicative, car de la même façon que le soulignait François DUBET s'agissant des inégalités scolaires, les explications sociales, qu'elles se construisent en termes d'origine sociale, ou d'origine culturelle, si elles peuvent valoir pour les groupes, ne peuvent valoir pour les individus, car il y aura toujours des exemples de réussite de pairs qui viendront invalider cette catégorie tendanciellement explicative.

Il faudra alors à Latifa tenter de construire d'autres catégories potentiellement explicatives de ces situations de refus, autres que celles du "diplôme", de "l'expérience", et de "l'origine culturelle". Ce qu'elle ne parviendra pas à faire ici, autrement qu'en déplaçant le contexte de refus. Nous signifiant une fois encore son impossibilité à penser d'autres catégories qui pourraient l'impliquer au plus intime d'elle-même, dans sa façon de parler, de marcher, de s'habiller, de sourire, de se coiffer...dans les diverses modalités qu'elle met en oeuvre pour se présenter aux autres, et qui ne peuvent que difficilement résister aux "maquillages" de quelques techniques de recherche d'emploi que ce soient. Dans des termes sensiblement identiques, Nadine, Cendra, Nagette, Chantal, Annie et Fahra exprimeront leurs difficultés à s'exprimer et à manier le langage approprié à une situation d'entretien. Car ce qui est en jeu au cours d'un entretien de recherche d'emploi est un enjeu de "personnalité", ce qui est un moyen euphémisé et stylisé pour individualiser des caractéristiques sociales, culturelles, sexuelles qui ne sont que des habitus incorporés.

C'est donc en se référant à un autre contexte de recherche d'emploi que Latifa va tenter, une fois de plus, de trouver une issue à ses échecs dans les termes du hasard : ‘<<C'est vrai que chez moi aussi c'est dur, ils me voient à la maison en train de téléphoner, d'écrire, et y a pas de réponses, c'est dur pour mon père c'est comme si c'était lui quoi et puis moi aussi j'aime pas, ça lui fait plus de soucis de me voir toute la journée à rien faire et tout, c'est dur pour nous deux en fait, le problème c'est que j'peux même pas sortir non plus parce que des fois j'garde ma petite cousine, et je suis là des fois j'attends des coups de fil, on me dit on va vous appeler dans l'après-midi, moi je me dit qu'est-ce que je vais faire toute l'après-midi au lieu de rester chez moi je vais chercher, je vais aller tenter ma chance, non sortez pas machin, j'peux pas sortir parce que j'attends des coups de fil, et ben y a pas de coups de fil et je sors pas j'ai perdu une après-midi pour rien, ...et puis quand je sors y a des coups de fil, c'était qui, ben, voilà, fallait que tu sois là ben maintenant ils t'ont refusée, c'est comme ça, moi je dis que ça marche à l'envers en fait quand j'suis là j'attends et ben y a personne qui appelle et quand je sors, même je descends juste en bas, ils peuvent même pas attendre, ça m'est arrivé deux fois....>>’. Quand une situation problématique ne trouve pas d'explications acceptables, il faut alors chercher des causes "irrationnelles", celles de la malchance, pour pouvoir justifier de façon acceptable l'impensable.

Mais le plus significatif de cet extrait d'entretien réside certainement dans la référence paternelle. La situation d'échec que vit Latifa est une situation qui la dépasse car elle est englobée dans une histoire familiale marquée par l'échec. L'échec de la fille vient tout à la fois justifier et renforcer l'échec d'intégration qu'a souhaité le père, lui même "exclu" pour longue maladie. La mise en mots de cet échec familial par Latifa qui sans doute se réapproprie un discours familial - ‘<<c'est dur pour mon père c'est comme si c'était lui quoi>>’ - vient nous dire toute la lucidité des parents, ou du moins du père, qui n'est pas dupé par les explications "scolaires", donc individuelles, des échecs de sa fille, et qui a sans doute pleinement conscience du processus de discrimination tant sociale que culturelle qui est à l' oeuvre dans ce processus de mise à distance de sa fille du marché du travail. Mais cette "problématisation" des échecs scolaires de Latifa n'est pas la sienne, car socialisée à la logique du "travail" scolaire, elle va justifier sa situation dans des termes quelques peu différents.

Et comme pour tenter une dernière explication acceptable pour elle-même à ses échecs, Latifa va procéder à un ultime mea culpa justificatif : ‘<<Quand j'y pense je regrette de pas m'être défoncée à l'école, d'avoir travaillé, comment j'le regrette incroyable, l'année dernière franchement j'la regrette parce que j'ai rien foutu, pour avoir 0,5 en math, je le regrette franchement, à mon conseil de classe on m'a dit tu as ton BEP tu pars en Bac Pro, tu l'as pas, là on peut plus rien faire pour toi, comme ça on me l'a dit>>’. Pour à la fois sauver la face et offrir une explication acceptable, Latifa met sur le compte du manque de "travail" un enchaînement d'échecs dont elle se pose comme seule responsable. Elle vient par là faire écho à ses propos précédents en tentant de "rationaliser" ses échecs dans les termes de la socialisation scolaire par laquelle elle a intériorisé les modalités justificatives individuelles des catégories "d'échec" ou de "réussite". Catégorie explicative légitime, le manque de "travail" devra donc être la catégorie significative d'un parcours marqué par l'échec, car la seule ayant été construite comme porteuse de sens durant le processus de socialisation scolaire.