4.1.1.8. PORTRAIT D’UNE « INACTIVE »

Latifa a pris contact avec la Mission Locale quelques semaines après la fin de sa scolarité. Elle vient d'échouer un BEP secrétariat, qu'elle avait été "contrainte" de "choisir" deux ans auparavant lors d'une procédure de réorientation scolaire motivée par un niveau insuffisant. "Contrainte" car elle est réorientée contre sa volonté, mais amenée à "choisir" car deux options s'offrent à elle : la vente ou le secrétariat. Sur les conseils du CIO de son établissement elle est en recherche de contrat d'apprentissage pour terminer et valider sa formation initiale. Refusée dans de nombreux établissements pour faire un redoublement conformément à ses voeux, une fois de plus pour niveau insuffisant, Latifa va opter pour la dernière solution qui s'offre à elle, la poursuite de sa formation dans le cadre d'une mesure d'insertion.

Le contrat d'apprentissage recherché s'inscrit donc dans une logique de parcours tourné vers la certification, par défaut de n'avoir pu aboutir dans le cadre de la formation initiale. Mais il prend sens également comme modalité d'accès à la vie d'adulte par la découverte du monde de l'entreprise, monde de classement et de hiérarchie, qui permet à Latifa de se projeter, comme personne socialement catégorisable.

Cette quête du diplôme va prendre sens également à la lumière d'une histoire familiale marquée par la qualification professionnelle des femmes de la famille, y compris de la mère. Enjeu de "respectabilité" familiale, l'acquisition du diplôme s'inscrit conjointement dans une logique de "contrôle" des filles avant le mariage par l'occupation contrôlée qu'assure le maintien en formation.

Mais ce parcours de "formation", qui s'inscrit désormais dans la logique d'une qualification professionnelle en situation de travail, se heurte à des mises en échecs successives. La recherche de contrat d'apprentissage confronte Latifa à des logiques de recrutements qu'elle ne comprend pas et qui la laissent dans l'impossibilité de penser les échecs qu'elle doit affronter dans des termes acceptables pour elle-même.

Les identités successives qu'elle mobilise pour tenter de donner sens aux refus répétés des entreprises ne parviennent pas à justifier sa situation ; jeune fille de faible niveau scolaire, jeune fille non qualifiée, jeune fille d'origine maghrébine, toutes ces identités stigmatisantes par rapport auxquelles elle tente de se mettre à distance ne peuvent néanmoins suffire à expliquer de façon acceptable les échecs qu'elle enchaîne.

Rejetée successivement par les différents interlocuteurs auxquels elle s'adresse pour l'aider dans ses démarches, elle va peu à peu glisser dans l'isolement caractéristique des demandeurs d'emploi qui ne trouvent pas de réponses satisfaisantes auprès des divers partenaires institutionnels chargés de la mise en oeuvre des dispositifs d'insertion.

Mais ce parcours "d'exclusion" qui s'ébauche s'inscrit dans une logique d'insertion qui n'a pas pour objectif une insertion professionnelle durable. L'inscription de Latifa sur le marché du travail est pensée dans les termes d'une inscription temporaire, limitée à une période pré-maritale au cours de laquelle l'activité professionnelle qu'elle espère exercer lui permettra de capitaliser des ressources financières qui constitueront sa "dot".

Pensé dans une trajectoire visée "d'inactive", le parcours d'insertion professionnelle temporaire de Latifa, appuyé sur un contrat d'apprentissage, prendra sens dans une double logique de transmission familiale et de capitalisation.

Latifa a inscrit très rapidement son parcours d'insertion professionnelle dans le cadre de la structure de la Mission Locale. Interlocuteur non exclusif, la Mission Locale se révèle néanmoins être l'interlocuteur le plus adapté pour répondre à sa demande. Et pourtant les propositions faites à Latifa par la conseillère de la Mission Locale de participer à un stage collectif d'aide à la recherche d'emploi sont rejetées par peur de <<perdre du temps>>.

Mais plus certainement les modalités d'accompagnement à la recherche d'emploi proposées par la Mission Locale ne correspondent pas aux attentes de Latifa, comme à la plupart des jeunes auxquels sont proposées ces formules de "techniques de recherche d'emploi", car elles ont pour enjeu un modelage "légitime" de la personnalité qui les remet directement en question. Il s'agit d'apprendre à jouer au mieux de sa personne pour en donner l'image la plus conforme à celle du demandeur d'emploi que l'on prétend être. Tout un ensemble de procédures qui visent la "modélisation" de la personne seront mises en oeuvre dans le cadre de ces stages ; seront ainsi travaillées la façon de s'habiller, de se coiffer, de se maquiller, de marcher, de se présenter, et surtout de parler.

C'est donc tout un ensemble de procédures qui visent la construction du demandeur d'emploi en tant que personne légitimée dans ce rôle qui seront mises en oeuvre au cours de ces sessions de recherche d'emploi. L'enjeu est alors un enjeu de déconstruction de la "personnalité" au profit de la reconstruction d'un "personnage" acceptable dans le rôle de demandeur d'emploi.

Car une démarche de recherche d'emploi ne peut pas s'envisager comme une démarche visant à mettre en relation des curriculums vitae avec des offres d'emploi, ou encore des individus qualifiés avec des postes de travail. Un diplôme, au même titre qu'un curriculum vitae va constituer un atout indéniable mais ce n'est pas lui qui la plupart du temps fera la "différence". La différence se jouera sur la capacité du demandeur d'emploi à convaincre un recruteur, lors d'une relation d'entretien, du bien-fondé de sa démarche. Et l'enjeu de cet entretien est la mise à nue de la "personne" du demandeur d'emploi en tant que personne recrutable. Il s'agit donc pour l'un comme pour l'autre de construire une personne potentiellement recrutable, négociée au mieux de part et d'autre.

Et c'est bien ce processus de négociation de la personne en jeu dans un entretien de recherche d'emploi qui fait "problème" à Latifa et par rapport auquel elle souhaiterait, à l'instar de Nagette et de Said, un accompagnement direct d'un conseiller de la Mission Locale, qui pourrait se substituer à elle lors de l'entretien, tant elle se sent dans l'incapacité de négocier cette situation d'interaction.

Car Latifa, comme la plupart des jeunes qui recherchent leur premier emploi, ne peut mettre à son crédit des expériences antérieures capables de la justifier dans sa requête. Elle devra donc se contenter de construire un personnage de professionnel virtuel. Or, dans le cas de Latifa, qui construit son parcours d'insertion dans une temporalité limitée, avec un objectif de certification davantage que d'insertion professionnelle, l'"identité pour autrui" de "professionnelle" qu'elle devra construire au cours de l'entretien d'embauche nécessitera la construction d'un "personnage" bien éloigné de son "identité visée" de future femme au foyer. Le décalage entre "identité visée" et "identité pour autrui" pourrait alors être trop important pour parvenir à négocier une "identité pour autrui" de "professionnelle".

En outre, Latifa s'est fixée pour objectif de travailler, mais dans un cadre très précis. Elle veut travailler avant de se marier, et uniquement avant, afin de se constituer un capital qui lui servira de "dot", et c'est seulement en qualité de secrétaire qu'elle entend exercer une activité professionnelle. Le travail est donc pensé à la fois dans une dimension "alimentaire", pour constituer un capital, et dans une dimension "professionnelle", en ce qu'il ne s'agit pas pour Latifa de travailler autrement qu'en tant que "secrétaire".

On le voit, si l'objectif du travail est pour Latifa un objectif purement "instrumental", elle n'entend pas pour autant appréhender l'exercice professionnel dans une dimension "instrumentale" puisque ce n'est pas "n'importe quel travail" qu'elle se fixe pour objectif d'exercer pour parvenir au but qu'elle s'est fixée, de constituer sa dot de mariage. Latifa construit son identité de "travailleuse" temporaire dans les termes de la "secrétaire" qu'elle tente de devenir.

L'identité de Latifa se construit dans une double temporalité. Elle sera successivement "secrétaire", puis "femme au foyer". Elle sera "secrétaire" pour être "femme au foyer". Il lui faudra être une "professionnelle" pour devenir une "inactive".

La construction de l'identité socioprofessionnelle de Latifa se construit dans l'interaction des catégories familiales et professionnelles, selon une logique propre aux femmes. Ce processus de construction identitaire, sexuellement différencié, a depuis longtemps été repéré et analysé. Il n'y a donc rien de surprenant à repérer une fois encore un processus similaire. Mais deux choses retiendront ici notre attention.

Tout d'abord, il est intéressant de noter que si je conceptualise ce phénomène en termes de "construction identitaire sexuellement différenciée", à aucun moment Latifa ne mobilisera les catégories du genre pour se construire comme membre d'un collectif porteur d'une identité signifiante. C'est en tant qu'<<arabe>> que se construit Latifa, comme le feront également Mériem et Soufiane. Le concept de genre que je mobilise pour expliquer un processus de différenciation est-il alors pertinent dans la mesure où les catégories mobilisées par Latifa n'y font pas référence ? La réponse n'est pas selon moi à penser dans l'alternative de l'objectivisme ou du subjectivisme, mais plutôt dans le dépassement de cette opposition qui peut nous permettre de penser que cette catégorie - <<arabe>> - que Latifa se réapproprie, n'est pas plus ou moins pertinente que la catégorie du genre mobilisée par la sociologue, mais qu'elle constitue une réappropriation contextualisée d'une catégorie, celle du genre, qui n'est pas significative dans le contexte d'interaction. Car, tout d'abord, la catégorie du genre est peut-être difficilement mobilisable dans un contexte qui met en interaction une jeune femme en recherche d'emploi avec une "conseillère-enquêtrice", femme également, mais salariée. La catégorie du genre ne peut être mobilisée dans le discours pour justifier la condition de demandeuse d'emploi. De plus, avec le déclin du militantisme féministe, la catégorie du genre a perdu de sa pertinence dans le discours "ordinaire". En outre, la catégorie du genre est comme nous le verrons ultérieurement une catégorie temporellement située qui prend sens dans la trajectoire des hommes et des femmes en tant qu'ils peuvent se penser en tant que tels dans leurs différences, ce que la temporalité indéterminée de la jeunesse ne favorise guère. Enfin, si Latifa se construit comme <<arabe>> et non comme <<femme>> c'est parce qu'elle se représente son identité de future "mère au foyer" davantage comme une caractéristique propre aux "femmes arabes" que propre aux "femmes", car le modèle de la femme au foyer, est, elle le sait, dévalorisé et minoritaire dans la société française. La catégorie "femme" ne peut donc être justificative, donc significative, dans la construction identitaire de Latifa, telle qu'elle s'opère dans le contexte de cet entretien.

L'intérêt de cette exposition réside également dans le fait de mettre en évidence la dimension temporellement située de ce processus de construction identitaire. Latifa ne peut penser son identité "d'inactive" que consécutivement à une identité de "professionnelle". Autrement dit, son parcours d'insertion professionnelle, bien qu'inscrit dans une temporalité déterminée, est à prendre tout autant au sérieux que n'importe quel parcours inscrit dans une temporalité indéterminée et unique, car il conditionne peut être la possibilité même de réalisation de son identité "d'inactive".

De façon très paradoxale, dans cette période de "précarisation" croissante du marché du travail, ne seraient légitimes que les parcours d'insertion professionnelle pensés sur le long terme, appuyés sur des "projets" de formation visant une qualification professionnelle adaptée au marché du travail. En d'autres termes, alors que se développent les formes d'emploi "instables", se cristallise la nécessité de construire des projets d'insertion "stables". Tout "projet" d'insertion temporaire est alors suspect de défaut de "rentabilité".

L'investissement, tant individuel que collectif, que représente la formation s'inscrit dans une logique de rentabilité qui vise à adapter au moindre coût les formations aux besoins des entreprises. Dès lors, tout investissement en formation se doit d'être pensé comme devant être amorti sur le marché du travail. La situation de chômage endémique qui caractérise la France depuis vingt ans remet en question la pertinence de cet investissement formation dans les termes de la rentabilité puisque de plus en plus d'individus se forment, davantage pour éviter le chômage, en se maintenant ainsi dans les dispositifs d'aide à l'emploi, que pour accéder au marché du travail.

Est ici en jeu la définition légitime de "l'introuvable relation formation-emploi". Latifa vient illustrer de façon particulière comment elle se réapproprie cette relation formation-emploi dans des catégories qui se heurtent aux catégories légitimes "officielles" de la rentabilité. Beaucoup d'autres comme elle, à leur façon, se réapproprieront cette relation formation-emploi dans des catégories "illégitimes" afin de donner sens à une relation dont le sens n'est plus donné par avance ; les uns pour prolonger des indemnités chômage au titre de l'Allocation Formation Reclassement, les autres en suivant des stages de formation dans le cadre du dispositif CFI afin de "s'occuper" ou de "toucher 2000Frs", comme cela aura été le cas de Nagette, de Mériem ou de Sonia.

De multiples exemples de "détournement" des objectifs "légitimes" de la formation viennent nous renseigner ainsi sur ces processus de construction-reconstruction des catégories légitimes qui visent à définir le sens de la formation lorsque celui-ci devient problématique.

De la même façon, les processus de catégorisation qui visent à définir le sens de la "précarité" professionnelle se construisent et reconstruisent dans une transaction permanente entre catégories "officielles" et catégories "indigènes", dès lors que le sens de cette "précarité" ne va plus de soi.

L'instabilité du contrat d'apprentissage qui catégorise cette mesure d'insertion à durée déterminée comme "précaire" ne sera pas évoquée comme "problématique" par Latifa. Et de fait, s'étant appropriée cette mesure d'insertion comme une mesure "support" d'un projet de formation qui n'a pas pour objectif une insertion professionnelle directe, le caractère "instable" du contrat ne posera pas "problème" puisque la "stabilité" n'est pas l'objectif visé.

Ce qui en revanche "fait problème" est le rapport de dépendance qui la lie aux entreprises et qui se décline dans les termes d'une temporalité problématique, celle d'une impossibilité à organiser son temps alors même qu'aucune relation salariale ne la lie à une entreprise. Le problème vécu s'appréhende dans les termes d'un temps non maîtrisé, soumis à une logique incontrôlable.

Latifa va alors construire son parcours d'insertion dans une logique de mise à distance du rapport salarial. Ce processus de mise à distance du rapport salarial va s'élaborer dans la logique de construction d'un parcours "d'inactive", où l'activité salariée prendra place dans une temporalité limitée pensée dans les termes de la capitalisation.

Ainsi, nous pourrions assister à l'émergence d'un fait social très paradoxal. Dans une période où la remise en cause de la société salariale mobilise de plus en plus d'acteurs pour la défense et le maintien de ses acquis, dont le contrat de travail à durée indéterminée constitue la figure emblématique, il se pourrait que des catégories d'individus, ceux-là mêmes qui sont le plus visés par ces restructurations de la société salariale, tentent de prendre leurs distances vis-à-vis de pratiques salariales qui imposent des logiques de surinvestissement en échange du maintien de ces acquis.

Toujours plus de temps consacré à des formations toujours moins rentables pourrait alors tendre à substituer la "précarité" de la relation salariale même à la "précarité" de contrats de travail "particuliers".