4.1.2.5.3. LES EMPLOIS DE PROXIMITE

Les emplois de proximité, dont Christine fait l'expérience, constituent un enjeu important puisque ils sont posés comme gisements d'emplois pouvant permettre la réduction du nombre des demandeurs d'emplois, ou plutôt des demandeuses d'emplois. Car que représentent les "emplois de proximité", si ce n'est principalement les "emplois" déjà existant, bien que peu formalisés jusqu'alors, de "nourrice agréée", et d'"aide à domicile auprès des personnes âgées". La différence se situant dans la volonté politique d'étendre et de formaliser par la professionnalisation et la salarisation, des "activités" qui pour nombre d'entre elles relèvent encore du cadre informel du réseau familial ou de voisinage. Bernard EME et Jean-Louis LAVILLE se sont attachés à promouvoir l'idée des "services de proximité" comme réponse possible aux défis posés par la précarité et le chômage. Ils se feront les porte-parole du développement des associations intermédiaires et des entreprises d'insertion comme espaces pouvant générer des formes de socialisation positives alternatives à la société salariale excluante. La promotion des services de proximité doit s'inscrire pour les auteurs dans une politique plus globale de développement d'une "économie solidaire" préoccupée par le maintien de la cohésion sociale232.

Mais le projet sociétal avancé par le courant de l'économie solidaire peut faire l'objet de lectures multiples. L'enjeu est la réduction du chômage par une mise en espace public des activités réalisées, la plupart du temps, dans l'espace domestique, domaine "réservé" du féminin. Il s'agit de porter sur la scène "publique", lieu de marchandisation des rapports sociaux, un espace social "privé" régi par un principe de "réciprocité généralisée"233, d'aide et d'assistance. Nous l'avons vu au cours de l'entretien de Latifa, l'interrelation entre espace public et espace privé se construit dans une dialectique complexe, mais il demeure que l'enjeu de visibilisation sociale des "emplois de proximité" est au coeur d'une redéfinition du sens du "travail domestique". Ce processus de visibilisation participe de la recomposition du processus de division sexuelle du travail en posant l'activité domestique du côté de la production, et non plus seulement de la reproduction, au risque de faire advenir cette activité jusqu'alors, principalement non professionnelle, au rang de sous-activité professionnelle. Le paradoxe consistant, alors même que la société salariale se dissout, à vouloir faire advenir le "domestique" au rang de "marchandise". Autrement dit, à vouloir intégrer, enfin, le "travail domestique" au noble rang "d'activité salariée", par un procès de salarisation précarisée, alors que les activités les plus prestigieuses tendent, dans un mouvement inverse, à sortir du salariat pour entrer dans le statut d'indépendant234.

Comment mieux illustrer la "précarité" des "emplois de proximité" qu'en laissant parler Christine : ‘<<Y a une maison de retraite à Vernaison elle m'a prise pour trois semaines, soit disant pour faire un mois d'essai, ...en fait c'était pour faire des remplacements pendant trois semaines, elle m'aurait dit dès le début c'était un remplacement de trois semaines, moi je l'aurais fait je m'en fous, mais là on a eu deux entretiens face à face quoi je veux dire plus des entretiens téléphoniques où elle me disait "mais oui on cherche moi je vous garde mais le mois d'essai est indispensable faut le faire" nananinanana puis tout compte fait c'était pour remplacer deux mi-temps et puis voilà elle s'est bien foutue de ma gueule j'étais contente...enfin des trucs comme ça quoi (...) puis même là dans les ménages que je fais c'est comme ça aussi, là cet été ils avaient besoin de ils m'ont pris avant l'été...ils avaient besoin de quelqu'un, ils avaient besoin d'une remplaçante et puis maintenant que j'ai remplacé tous ceux qui avaient besoin d'être remplacés ben maintenant on me trouve plus rien soit disant que ça va pas que j'ai eu des problèmes avec une personne...cet été ils étaient bien contents que je sois là (...) que des trucs comme ça sans arrêt sans arrêt...>>.’ Ce statut "précaire" de "remplaçante" est d'autant plus stigmatisant qu'il est symbolique. Place toujours temporaire de celle qui n'a pas de place ; pas de place dans la hiérarchie scolaire - pas de diplôme, pas de place dans le monde professionnel - "remplaçante", pas de place dans l'espace familial - célibataire.

Une fois encore, le "problème" que dénonce Christine relève moins des caractéristiques propres à son statut de <<remplaçante>> que des modalités relationnelles qui prévalent à l'organisation de ces activités. C'est moins le fait d'exercer une activité temporaire, aléatoire, qui pose "problème" à Christine, que le fait de se sentir dépendante, dépossédée, manipulée. Comme Latifa, Christine met en cause le cadre relationnel imposé par la société capitaliste salariale qui dans une période de fort déséquilibre entre l'offre et la demande de travail asservit les salariés et aspirants à des relations d'extrêmes dépendances.

Christine va introduire par ailleurs un élément clé dans la compréhension de son parcours. élément à la fois déterminé par son parcours et déterminant son parcours. Que vient-elle en effet nous signifier quand elle justifie sa perte d'activité de la façon suivante : ‘<<Soit disant que ça va pas, que j'ai eu des problèmes avec une personne>>’ ? Mon statut informel d'observatrice participante en qualité de conseillère à la Mission Locale me permet de savoir, en dehors de la situation d'entretien, que Christine, comme Nagette et Mériem, fait partie des jeunes rangés dans la catégorie des jeunes "caractériels". Cette information dont je dispose antérieurement à la situation d'entretien ne peut pas ne pas faire écho à la justification qu'elle avance. Sa situation professionnelle actuelle, caractérisée par une grande "précarité", serait-elle alors la conséquence d'un caractère quelque peu difficile qui s'adapte mal aux exigences de souplesse et de discrétion que requiert l'activité d'aide à domicile ? Je peux, au regard des informations dont je dispose, "raisonnablement" le supposer.

L'évocation de cet incident vient pointer avec force l'évidence selon laquelle l'exercice d'une activité professionnelle ne se résume pas à l'exécution de tâches, mais engage la personne toute entière. Autrement dit, quand l'exercice d'une activité professionnelle est vécu comme une assignation sociale indépassable qui se réduit à l'exercice d'un "boulot", tout processus d'identification professionnelle est bloqué par une logique de rejet réciproque qui pourra jusqu'à stigmatiser l'individu comme "caractériel", "inadapté" ou autre "handicapé social".

L'enjeu de la professionnalisation se situe bien au-delà d'un simple enjeu statutaire. Car il s'agit avant tout d'obtenir une reconnaissance sociale du collectif professionnel qui permette de se reconnaître comme membre de ce collectif. Quand, de surcroît, le collectif est dissout dans l'atomisation d'une pratique professionnelle qui renvoie chacun, ou plutôt chacune, dans l'espace clos du domestique, dans une confrontation individuelle à l'employeur, comme c'est le cas des aides à domicile, l'identification au collectif des "professionnelles" est encore plus difficile et incertaine. Les relations qui se voudraient professionnelles sont alors davantage tournées vers des relations de type affectif qui brouillent les frontières de la professionnalisation et empêche toute tentative d'"objectivation" de la pratique professionnelle.

C'est dans ce double dilemme que se construit le parcours de Christine. Dilemme de celle qui accepte cette activité professionnelle dans un objectif temporaire de capitalisation devant lui ouvrir l'accès à la professionnalisation dans la profession d'aide-soignante, mais qui, parce que le parcours se fait trop long, a mis en place une conduite de rejet qui la stigmatise et pourrait l'empêcher d'atteindre son objectif. Et dilemme également de celle qui ne peut même pas se construire une identité professionnelle provisoire capable de lui assurer une image acceptable pour elle-même et pour les autres car les caractéristiques propres au secteur d'activité des emplois de proximité ne le permettent pas.

Son parcours d'insertion professionnelle va donc s'inscrire dans une logique de mise à distance d'une "identité" professionnelle non signifiante, qui ne peut même pas se construire temporairement - <<je fais des ménages...je fais des remplaçements>> - faute de construction d'un processus de reconnaissance réciproque qui aurait pu assurer une "identité" provisoire.

Notes
232.

in Cohésion sociale et emploi, 1994.

233.

SAHLINS (M), 1976 p243

234.

Le meilleur exemple étant celui des "consultants".