4.1.2.6.3. TEMPORALITE PROBLEMATIQUE

Relancée sur sa situation au domicile de ses parents, qu'elle venait d'évoquer comme ultime rempart contre ce que Robert CASTEL appellerait la "désaffiliation" : ‘<<Encore moi j'ai de la chance, j'suis chez mes parents, j'suis quand même pas dans la misère>>,’ elle mettra en mots une situation complexe entremêlée de rejet et de compréhension. ‘<<Ils en ont marre, c'est pas qu'ils en ont marre qu'ils veulent me chasser quoi mais bon...là mon père va bientôt être à la retraite, ma mère elle est en préretraite; puis euh non sinon ça se passe bien franchement...mais enfin ils aimeraient bien que je trouve quelque chose aussi quoi parce que j'arrive à 25 ans et puis ça va vite les années, à 20 ans j'étais dans pareil, sans boulot, puis j'me disais, ouais d'ici à 25 ans j'trouverai quelque chose, puis cinq ans après j'ai toujours rien trouvé donc qui me dit que cinq ans après quand j'aurais 30 ans j'aurais quelque chose, J'vais pas rester chez mes parents jusqu'à...d't'façon si j'ai pas le choix...>>.’ Ce qui semble faire problème c'est le décalage temporel de leurs situations. Leurs situations professionnelles respectives, celle de ses parents et la sienne, ne s'inscrivent pas dans un ordre temporel normal, tel qu'il s'est construit au cours des dernières décennies. Ils sont presque en retraite et elle n'est toujours pas parvenue à intégrer le marché du travail de façon "normale", c'est-à-dire stabilisée. Le "modèle dominant" voit généralement la jeune génération entrer sur le marché du travail alors que les parents s'y trouvent encore pour quelques années. Dans le cas de Christine, pas plus elle que ses parents ne se trouvent simultanément sur le marché du travail.

Mais cette situation ne lui est pas propre. Elle illustre parfaitement un mouvement qui se généralise et tend à "pousser vers la sortie" les salariés de plus de 50 ans, par des dispositifs de préretraites, et à "retarder" l'entrée des jeunes générations, au delà de 25 ans et, de plus en plus, au-delà de 30 ans, sur un marché du travail qui offre toujours moins de places. En prenant le risque d'une exclusion définitive d'une partie de cette jeunesse "sacrifiée" à un modèle économique qui n'a d'autres finalités qu'une rentabilité financière qui passe par un recours toujours plus "discret" à la main-d' oeuvre.

Mais cette crise de la société salariale n'affecte pas tous les milieux sociaux de la même façon, tout comme elle ne touche pas hommes et femmes de façon identique. ‘<<Les parents ont tendance à penser comme à eux quand ils avaient mon âge, y avait de l'emploi...et puis maintenant à force de discuter à droite à gauche ils s'aperçoivent qu'on est beaucoup dans ce cas-là (relance sur l'activité professionnelle des parents) mon père y travaillait à l'usine, ma mère elle faisait de la saisie dans une boîte de transports (...) dans ma famille c'est tous niveau usine des trucs comme ça donc déjà (...) j'ai ma cousine elle a bientôt 40 ans elle a plus de boulot, elle a plus rien, son appartement ils vont lui prendre enfin la jeter dehors...c'est pour ça je suis bien chez mes parents, quand y a pas de boulot sûr hein...>>’. L'univers de référence du monde professionnel de Christine se construit autour de catégories de "lieux" - <<l'usine...une boîte de transport>>. Elle ne parle pas de l'emploi occupé, encore moins du métier exercé mais elle évoque le lieu d'exercice de l'activité. Ce principe de dénomination est caractéristique d'une volonté de masquer un emploi occupé peu prestigieux par une référence indéterminée qui laisse dans le flou une identité professionnelle stigmatisée qui ne veut pas dire son nom.

Le tableau qu'elle dessine s'apparente à celui de la décomposition des catégories sociales défavorisées. Par la présentation qu'elle fait de sa famille : ‘<<dans la famille c'est tous niveau usine, des trucs comme ça donc déjà>>’, elle exprime bien la conscience d'une condition sociale qui place sa famille au bas de la hiérarchie sociale, le <<niveau>> en étant la justification ; le <<déjà>> venant renforcer la conscience d'un "handicap social" qui la place en mauvaise posture dans la compétition qui se joue, davantage "autour" d'elle, qu'"avec" elle.

Comme Latifa, Christine retraduit ce principe de classification-hiérarchisation qui s'est imposé au cours du processus de socialisation scolaire comme cadre de référence signifiant, en évaluant par le <<niveau>> le statut socioprofessionnel des membres de sa famille.