4.1.2.6.5. LA "PERSONNE" EN QUESTION

Le "petit boulot", figure du gagne-pain, ne constitue en aucun cas un objectif, il n'est qu'un pis-aller. L'enjeu n'est pas du registre de la survie. La famille, la société, sont là pour assurer le minimum : nourriture, hébergement. L'enjeu est plutôt du côté de la reconnaissance : ‘<<Sinon heu y a que le voisinage qui fait que je me dis que en fait, qu'on peut trouver du boulot un jour faut que ça tombe sur nous quoi...être là au bon moment et puis plaire heu plaire...plaire par rapport à son travail parce que, on a des fois des façons de travailler qui plaisent pas du tout aux employeurs, puis s'adapter aux façons d'travailler en équipe quoi...suffit de tomber au bon endroit au bon moment>>.’

Trouver du travail relève, comme pour Latifa, Nagette, Sophie, Cyril ou Sami d'un principe de "hasard" qui viendra justifier le quasi miracle d'être ‘<<tombée au bon endroit au bon moment>>.’

Se voir refuser un emploi, un travail, c'est se voir refuser en tant que personne. Car trouver du travail c'est trouver quelqu'un qui vous engage en tant que personne et pas seulement en tant que "travailleuse". Le travail est au-delà de la tâche exécutée, de la fonction occupée, il est davantage ce que l'on est, ce que l'on engage de soi, puisqu'il faut <<plaire>>. Autrement dit, il faut correspondre aux critères posés par l'employeur, qui relèvent davantage d'appréciations subjectives que de déterminants objectifs comme pourrait l'être le diplôme.

Chantal NICOLE-DRANCOURT pointait de la même façon, avec justesse, ce phénomène, en écrivant : ‘<<Le savoir-être est un critère en hausse. Cette hypothèse n'exclut pas l'idée que la modernisation exige une main-d' oeuvre de plus en plus qualifiée. Elle ne gomme pas le problème d'inadéquation formation/emploi qui gêne les entreprises dans leur recrutement. Mais elle met l'accent sur l'inflation d'exigences à caractère subjectif et sur l'arbitraire des critères de recrutement, qui marquent l'évolution des années 80. Les entreprises ne cherchent plus seulement une main-d' oeuvre bien qualifiée, ils veulent une main-d' oeuvre bien socialisée>’>237. Ce processus est d'autant plus flagrant dans des secteurs d'activités où la professionnalisation est encore peu appréciée par des qualifications reconnues, processus qui tend à advenir mais qui n'est pas encore la "norme".

Mais pour dépasser le seul exemple de Christine, je serais tentée d'analyser ce que met en évidence Chantal NICOLE-DRANCOURT, dans des termes quelque peu différents. Je ne partage pas le souci de l'auteur d'accréditer le problème de l'inadéquation formation/emploi souligné par les entreprises, ou du moins faut-il en préciser les termes. Ce que les entreprises dénigrent ce n'est pas l'inadéquation, c'est l'inadéquation "immédiate". Ce qu'elles refusent d'accepter, depuis les années 80, pour cause d'une concurrence acharnée qui ne laisse plus le temps de l'adéquation, c'est la nécessaire adaptation du salarié à un poste de travail qui sera toujours spécifique et qui nécessitera toujours de compléter, d'adapter, la formation et/ou l'expérience à des postes de travail spécifiques et de surcroît en perpétuelle évolution.

Et une fois encore la catégorie qui s'impose comme "problématique" est une catégorie "temporelle", qui s'efface au profit d'une catégorie légitimée car socialement "acceptable", celle de la relation "formation-emploi". Car il est plus facile de faire porter la responsabilité de "l'introuvable relation formation-emploi" sur les épaules d'individus anonymes jamais assez, ou assez bien formés, que d'accuser le fonctionnement d'un système économique capitaliste qui s'est emballé dans un "contre la montre" que rien ne semble pouvoir enrayer, et ne peut accepter des individus qui ne soient immédiatement opérationnels, donc susceptibles de mettre en jeu la rentabilité de l'entreprise.

à cela vient s'ajouter ce que l'auteur résume en termes de "savoir-être", et qui renvoient à de multiples éléments. Car il s'agit tout autant de capacités "d'adaptabilité", de "souplesse", d'acceptation de la hiérarchie, que de correspondre à l'identité de l'entreprise, ce qui pourra passer, selon, par le partage du "saucisson, vin blanc" à 9 heures du matin, ou par la "frénésie du commérage" qui caricature, de "l'autre côté", les emplois féminins. Le "savoir-être" correspond ainsi à une multitude de critères éminemment subjectifs qui constituent l'étoffe des relations humaines et que l'on voudrait pouvoir gommer par toujours plus de qualification.

Je ne pense donc pas qu'il y ait une réelle surenchère d'exigence de "socialisation", mais plutôt que l'on a cru pouvoir effacer l'individu au profit de sa qualification, ce qui n'est pas advenu, et fait problème. Et ce, d'autant plus vivement, qu'une génération montante de jeunes, "socialisés" à un autre modèle culturel, se presse aux portes des entreprises dont elle n'a pas eu l'apprentissage des codes et des rituels. On ne se présente pas à un entretien d'embauche dans une entreprise de bâtiment et travaux publics, vêtu d'un magnifique survêtement blanc marqué Lacoste. C'est pourtant comme cela que le jeune "beur" de banlieue pense "être au mieux" pour la situation, pour attester du fait qu'il ne vient pas "faire l'aumône", puisqu'il a les "moyens" de s'habiller "Lacoste". Mais se présenter vêtu de blanc dans une entreprise où il va falloir accepter "d'aller au charbon", c'est faire injure au code d'humilité en vigueur, tout comme afficher un "Lacoste" s'apparente à de la provocation de la part d'un jeune censé être dans le besoin et venir faire allégeance. Il y a là un monde d'incompréhensions réciproques qui sont appréhendées comme autant de provocations de part et d'autre.

Notes
237.

1991, p 71