4.1.2.8. PORTRAIT D’UNE "EXCLUE"

Dans une première partie du discours, le travail va se penser de façon prédominante en référence au "secteur d'activité". Quand le travail sera associé à un projet "positif", comme lorsqu'il s'est agi d'évoquer un projet de formation d'aide-soignante, la catégorie de "métier" sera mobilisée. A l'inverse, quand il sera fait référence à des expériences "négatives", c'est la catégorie de "secteur d'activité", voir même de "boulot" qui entrera en scène. Cette construction d'un système de valeurs où le travail se pense en termes de "boulot" est à rapporter à une histoire tant individuelle que familiale.

Tout d'abord, une logique de dépossession d'elle-même semble avoir articulé toute la construction de son discours, venant signifier l'impossibilité dans laquelle elle se trouve, depuis sa réorientation scolaire, à se réapproprier un parcours dont elle a été exclue. Toutes ses tentatives de projets échouent, faute de pouvoir faire coïncider aspirations et possibles, l'horizon du travail ne demeurera qu'un horizon d'"activités" qui n'arriveront jamais à prendre la forme d'un véritable "emploi", encore moins d'une perspective de professionnalisation dans un "métier".

à ce parcours de la dépossession peut s'ajouter un univers familial de travail qui aura toujours été pensé dans le registre du "lieu d'activité" - <<l'usine>> - pour éviter d'avoir à nommer un univers professionnel familial dévalorisant et dévalorisé par un <<niveau>> stigmatisant.

Mais c'est alors même que le discours semble se repositiver par l'évocation d'un projet de certification professionnelle basé sur l'activité professionnelle et non plus sur le niveau scolaire, que va s'opérer une rupture qui nous fera plonger dans le discours de la "galère".

Cette rupture, c'est l'évocation des "activités" actuelles, des "petits boulots" qui sont le lot du quotidien et qui sont tout à la fois, sources potentielles d'espoir de certification et donc de sortie de la précarité professionnelle, et enfermement possible dans une précarité tant sociale que professionnelle.

Car cette rupture c'est aussi l'évocation d'un passage, celui des 25 ans, âge de sortie de la "jeunesse", âge auquel on aspire légitimement à "faire sa vie".

Le travail se réduira alors au "boulot", à cette activité purement "alimentaire", de surcroît substituable, car l'objectif n'est désormais plus l'insertion professionnelle, mais une insertion sociale qui permette d'accéder à une "vie normale", c'est-à-dire, à une vie de famille.

Nous sommes sortis désormais de l'univers du travail, pour entrer dans celui de la famille, car ce qui se joue n'est plus désormais l'accès à une identité "d'active", mais l'accès à une identité de "mère".

L'exclusion pourrait alors, pour Christine, avoir pris la forme d'un processus de repli de l'identité sur une seule "identité visée" de mère. Ce que beaucoup appréhende comme épanouissement ultime de la femme, deviendrait alors pour Christine ce qu'il reste, à défaut d'avoir pu s'identifier à autre chose. à moins, au contraire, que la situation d'exclusion professionnelle ne vienne révéler encore plus vivement l'urgence de réalisation d'un projet "familial" qui tarde à se concrétiser, faute non plus d'avoir trouvé un emploi stable, mais faute d'avoir trouvé un compagnon, susceptible de devenir mari et père.

Nous avons pu voir avec le portrait de Christine comment les structures d'aide à l'insertion professionnelle telles que les Missions Locales ou l'ANPE pouvaient s'inscrire de façon très paradoxale dans le parcours d'insertion d'un(e) jeune.

Ces structures "d'aide" à l'insertion professionnelle qui ont pour mission de favoriser, par l'accès aux dispositifs de formations et l'accès aux offres d'emploi, l'insertion professionnelle des personnes en recherche d'emploi, doivent également répondre à des objectifs de contrôle des dépenses publiques qui interfèrent de façon préjudiciable sur le déroulement des démarches d'insertion des publics concernés. Déresponsabilisés parce que dépossédés de leurs demandes par des logiques institutionnelles qui visent la rentabilité, certains demandeurs d'emploi adoptent alors des positions "d'attente" que l'on peut appréhender comme des "réponses" ajustées à un système non signifiant, car soumis à des principes qui ne sont pas ceux de ces demandeurs d'emploi.

Ces logiques, du "projet", de la rentabilité, de la "motivation", s'inscrivent dans un processus plus global qui vise la construction sociale légitime du "vrai demandeur d'emploi", défini par un rapport "actif" aux démarches de recherche d'emploi. Cet ensemble de procédures de catégorisation qui tente de dissocier les "vrais" demandeurs d'emploi "actifs", des "faux" demandeurs d'emploi "inactifs", répond à une logique de réduction du coût social du chômage. Les "vrais" demandeurs d'emploi attestant par leur engagement et leur participation active aux procédures en vigueur, qu'elles soient celles des stages visant "l'élaboration du projet professionnel", ou celles des stages de "techniques de recherches d'emploi", ou encore des modalités de prise de contact avec les employeurs potentiels, bénéficieront des indemnités chômage au titre des ASSEDIC. Les autres "faux" chômeurs, car ne pouvant se mouler au cadre légitime de la recherche d'emploi, s'auto-excluront du régime salarial pour entrer dans celui de l'aide sociale que symbolise l'allocation au titre du Revenu Minimum d'Insertion.

L'enjeu du processus de catégorisation qui vise la définition légitime des "vrais" demandeurs d'emploi est l'accès à la société salariale dominante. Lorsque le chômage ne constituait pas un problème social parce que son taux restait faible, il importait peu de différencier les "vrais" des "faux" chômeurs car leur coût social ne portait pas préjudice au bon fonctionnement de l'édifice.

De la même façon, la particularité des formes d'emploi n'était alors pas problématique, considérée tout au plus comme un choix de "marginalisme professionnel" qui pouvait concerner à l'époque, au début des années 70, quelques 600.000 à 800.000 jeunes si l'on suit les évaluations proposées par Jean ROUSSELET241. Si problématique qu'elle pouvait apparaître à quelques-uns, cette situation ne l'était pas du tout dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. Le "marginalisme professionnel" tel que le décrit Jean ROUSSELET correspondait alors à tous ceux qui ‘<<ne peuvent et surtout ne veulent pas occuper immédiatement un véritable emploi, c'est-à-dire tous ceux qui, plus hésitants, à la fois moins motivés et moins hâtifs (et parfois aussi moins contraints financièrement) en arrivent à transformer en une longue suite d'expériences diverses, entrecoupées de périodes d'inactivité, ce qui pour les autres demeure encore une rapide conversion>’>242.

Ce qui serait aujourd'hui catégorisé comme relevant d'une "précarité professionnelle", plus souvent appréhendée comme subie que comme choisie, est à l'époque qualifié de "marginalisme professionnel" davantage choisi que subi. La "précarité" professionnelle d'alors est appréhendée comme refus, temporaire ou non, du modèle salarial dominant, et amène l'auteur à s'interroger sur les motifs de ces ‘<<attitudes de fuite devant la véritable activité de travail>>’ dans les termes de ‘<<problèmes personnels et liés aux personnalités des sujets, à leur vécu, à leur passé socio-éducatif ou à leur environnement.>’>243. Les débats sur l'"allergie au travail" qui animeront les années 70 amèneront les organisations syndicales à expliquer ces "refus du travail" par les mauvaises conditions de travail auxquelles les jeunes étaient confrontés244.

Au delà des divergences, on voit comment en l'espace d'une génération marquée par un chômage croissant et persistant, la problématique de la "précarité" professionnelle s'est peu à peu déconstruite et reconstruite dans des termes à la fois identiques et différents. Identiques en ce qu'il s'agit toujours d'opposer le "vrai travail" aux formes d'emploi particulières, qu'elles soient "marginales" ou "particulières". Différents en ce qu'il ne s'agit plus de penser, socialement, la "précarité" professionnelle dans les termes du "choix", de la "fuite", mais davantage dans les termes de la "contrainte".

Sociologiquement, je soutiens la pertinence d'approches capables d'appréhender dans la tension du "choix" et de la "contrainte" un phénomène social aussi complexe que celui de la "précarité" professionnelle.

Mais plus intéressant encore, lorsque l'auteur s'attachera à dresser un tableau des différentes formes de "marginalisme professionnel", la catégorie "temporaire" qui définit la "précarité" professionnelle, ne sera mentionnée que de façon marginale. Non significative au début des années 70, cette catégorie de la temporalité s'est constituée socialement comme justificative et explicative de la particularité d'emploi. Mais force est de constater, à la lumière des entretiens, que ce processus social de catégorisation ne correspond pas nécessairement aux processus de catégorisation indigènes.

Pour Christine, ce qui fait "problème" n'est pas le caractère "temporaire" des activités exercées, mais le caractère "contraint" de l'assignation professionnelle à laquelle elle se sent soumise, ainsi que la "dépendance financière" à laquelle ces activités la contraignent. Les catégories officielles de la "précarité" ne correspondent pas aux catégories indigènes telles que Christine les met en oeuvre, et cette discordance me paraît significative du processus même de construction sociale de la "précarité" comme processus variable, en transformation, donc construit.

Mais plus intéressant encore, si Christine n'évoque pas cette catégorie officielle du "temporaire" pour qualifier comme problématiques les activités exercées, elle mobilisera la catégorie de la "temporalité" dans les termes de "l'attente" pour bien nous signifier que cette catégorie est pertinente, mais pas là où il est légitime de la trouver. Attente d'un emploi stable, mais peut-être davantage encore attente d'un statut social celui de mère de famille.

La société salariale a induit un rapport au temps problématique qui se décline dans de multiples termes qu'il s'agit alors d'identifier et de ne pas résumer au seul caractère "temporaire" de certains emplois particuliers. La "précarité" ne se réduit pas au "temporaire", elle englobe alors de multiples dimensions que je m'attache petit à petit à dégager au fil de ce travail. Qu'il s'agisse du refus des entreprises de "prendre le temps" de former leurs salariés, de "l'attente" dans laquelle se placent certains demandeurs d'emploi face à l'absence de réponses d'entreprises qui ne "prennent pas le temps" de répondre aux demandes, de temps générationnels problématiques en ce que les parents sont contraints à la préretraite alors que les enfants n'ont pas encore pu intégrer le marché du travail, ou encore du cycle de la vie familiale qui ne cesse de repousser l'âge de la constitution d'une famille, toutes ces temporalités marquent la société salariale contemporaine et constituent une configuration temporelle socialement problématique.

Cette temporalité problématique induite par la société salariale pourrait influer, parmi d'autres facteurs, sur la construction identitaire des individus en empêchant pour certains d'entre eux l'élaboration d'une socialisation professionnelle et sociale signifiante. L'entrée toujours plus tardive sur le marché du travail, l'extension de formes d'emploi marquées par une inscription temporaire dans le régime salarié, rendent plus difficile l'identification à des catégories professionnelles signifiantes. Il devient alors difficile, comme nous avons pu le voir avec Christine, de passer du "boulot" au "métier", c'est-à-dire d'une activité temporaire vécue sur un mode atomisé car le plus souvent informelle, à une activité inscrite dans un collectif formalisé support d'une identité professionnelle que l'expérience acquise au cours d'un temps indéterminé pourra assurer. Elle "s'occupera des personnes âgées" ou "gardera des enfants", à défaut de se construire une identité "d'aide à domicile" ou de "nourrice agréée".

C'est également pour cause de temporalités problématiques que Christine ne peut s'identifier ni à la catégorie des <<jeunes>> ni à la catégorie des <<mères de famille>>. En âge d'être mère de famille, et ayant presque dépassé l'âge "officiel" de la jeunesse, Christine est dans un entre-deux biographique indéterminé qui l'empêche de se construire une identité acceptable pour elle-même, car la configuration identitaire qui la caractérise est marquée par le négatif. Elle n'est plus "jeune", elle n'est pas "qualifiée", elle n'est pas "professionnelle", elle n'est pas "mère de famille", elle est une "femme en recherche d'emploi" qui pourrait devenir une "exclue".

Les catégories du genre sont apparues significatives dans le processus de construction identitaire de Christine. Bien que négativement significatives, ni <<homme>>, ni <<mère de famille>>, ces catégories constituent néanmoins un horizon signifiant pour Christine qui tente de se construire une "identité pour soi" de "femme", ni <<jeune>>, ni <<mère>>, acceptable et porteuse de sens.

Notes
241.

1974, p 28

242.

op cit, p 32

243.

op cit, p 32

244.

Cf GUYENNOT (C), L'insertion. Un problème social, 1998, p 67