4.1.3.2.3. SAVOIRS PRATIQUES CONTRE SAVOIRS THEORIQUE

Le système d'opposition entre savoirs "théoriques" et savoirs "pratiques" vient une fois encore justifier un échec qui prend sens comme inadaptation à un système d'enseignement basé sur des savoirs théoriques.

Le ressort de la logique d'échecs qui marque le parcours d'insertion professionnelle de Nadine est au coeur de ce système d'opposition entre savoirs théoriques et savoirs pratiques. Par deux fois, Nadine aura été sanctionnée dans des filières "théoriques" auxquelles son <<caractère>> ne s'adapte pas. Autrement dit, le mode de socialisation qui aura été le sien se sera appuyé sur des modalités d'apprentissage davantage "pratiques" que "théoriques", la prédisposant davantage aux formations "pratiques" que "théoriques".

C'est avec Nadine que ce processus de socialisation aux apprentissages pratiques vient s'exposer le plus nettement. Le même processus de non adaptation aux apprentissages théoriques aura été à l' oeuvre chez l'ensemble des jeunes rencontrés, mais pour la plupart ils auront été écartés définitivement, dès la première fois, de toute forme d'apprentissage socialement catégorisée comme "théorique". Avec Nadine, à l'inverse, nous pouvons prendre la mesure, à travers l'exposition d'un enchaînement d'échecs motivés par le même principe, de l'efficacité de ce processus de socialisation aux apprentissages pratiques qui touche, non pas seulement Nadine dans sa singularité, mais la plupart, si ce n'est l'ensemble, des jeunes qui fréquentent les Missions Locales.

Si les apprentissages "théoriques" sont valorisés par le système scolaire car ils ouvrent la voie aux situations professionnelles les plus prestigieuses, les apprentissages "pratiques" ont la préférence du milieu professionnel, à condition qu'ils s'appuient sur des connaissances théoriques dont le niveau attendu est toujours plus élevé. Autrement dit, la socialisation aux apprentissages "pratiques" ne constitue pas un handicap socioprofessionnel en soi. Elle devient un "handicap" lorsqu'elle est corrélée à un faible niveau de connaissances théoriques initiales, ce qui reste le cas de la majorité des jeunes qui fréquentent les Missions Locales.

La formation professionnelle s'est socialement construite au cours des dernières décennies comme le moyen privilégié de la promotion sociale. Mais les formations "théoriques" ont acquis un statut privilégié dans le processus de différenciation qui s'est mis en place corrélativement pour conserver la structure hiérarchisée de la société. La formation professionnelle s'est constituée comme un des moyens privilégiés de la mobilité sociale ascendante mais les formations professionnelles qui incluent un haut niveau de savoirs "théoriques" en constituent le moyen le plus privilégié.

Nadine va poursuivre la reconstruction de ce parcours d'insertion marqué par l'échec selon un principe identique d'exposition d'un système de valeurs qui privilégie le savoir pratique sur le savoir théorique : ‘<<C'est vrai qu'avec un bac+2 on n'a pas de formation donc après sur le marché du travail c'est très dur de se retrouver en concurrence avec des gens qui au contraire ont fait un BEP, ou ont fait un bac technique et dans ces métiers-là c'est beaucoup plus important d'avoir fait un bac technique qu'une scolarité vraiment...et c'est vrai que si j'avais su c'est pareil, j'aurais fait un BEP, un Bac Technique, mais ça m'aurait apporté plus de choses, ça m'aurait ouvert des portes, que là, j'ai vraiment, je me suis retrouvée en concurrence pas déloyale, mais avec des gens qui avaient davantage pratiqué l'outil communication que moi, donc c'est vrai que je me trouvais ni avec une formation de secrétariat parce que bon, c'est vrai que c'est pas qu'on pousse pas la chose mais enfin, bon en plus ça me plaisait pas, ni avec une formation communication, donc j'étais là à chercher du travail, à pas savoir quoi faire, c'était pas très évident, donc je me suis dit, je vais finir fonctionnaire (rires)>>. ’

Dans le même mouvement qui prône l'accès de 80 % des jeunes au niveau du Baccalauréat, s'est mis en place un processus de hiérarchisation des filières de formation qui oppose les filières "nobles" de l'enseignement général et théorique, aux filières de "second rang" de l'enseignement technique et pratique. Recalée par deux fois dans le système d'enseignement général et théorique, scolaire puis universitaire, Nadine reconstruit l'aboutissement de son parcours de formation initiale dans les termes de l'échec : <<sans formation>>, ni théorique, ni pratique, alors qu'elle est objectivement titulaire d'une formation technique en secrétariat que sanctionne l'obtention du Baccalauréat G1.

Nadine va tenter de redonner sens à ses échecs scolaires en se réappropriant le discours dominant des chefs d'entreprises sur les formations professionnelles et techniques "pratiques". Ayant été exclue contre sa volonté des filières symboliquement prestigieuses de l'enseignement général et théorique, elle va survaloriser les filières de formations axées sur la pratique en constituant ses échecs d'insertion professionnelle comme le résultat d'une absence de formation pratique.

Rejetée par la symbolique "théorique" du système scolaire, faute de dispositions pour les apprentissages généraux, elle est rejetée par la symbolique "pratique" du marché du travail, faute d'avoir su mettre en oeuvre ses dispositions pour les apprentissages concrets. Deux systèmes de valeurs associées au travail s'opposent, entre le secteur public qu'illustre le système scolaire et universitaire, et le secteur privé que représente le marché du travail, qui pour un temps auront mis Nadine à l'écart de l'un et de l'autre.

Désillusionnée, c'est dans les termes du déclassement - ‘<<je vais finir fonctionnaire>>’ - que Nadine aura reconstruit un parcours d'insertion acceptable car source de bénéfices secondaires non négligeables. La fonction publique se présentera donc comme l'alternative par défaut de celle qui n'ayant pu obtenir la qualification professionnelle nécessaire à son insertion sur le marché du travail, pourra prétendre à un emploi qui ne requiert pas de formation spécialisée, mais un niveau de formation générale que le Baccalauréat lui assure.

Fonctionnant sur des logiques de formation-emploi bien différentes, le secteur privé et le secteur public attirent des individus qui auront construit leur parcours selon des logiques de certification quelques peu différentes. Si le secteur privé exige des candidats à l'emploi des formations spécialisées, le secteur public s'adapte davantage à des candidats qui auront, comme Nadine, privilégiés l'option du niveau de formation, tel qu'il s'est institué comme principe organisateur dominant dans le système scolaire. Deux logiques de formation s'opposent entre le "privé" et le "public", qui viennent alimenter les incessants débats sur l'inadaptation des formations scolaires au marché du travail. Si le premier exige des individus de "métiers", le second privilégie des individus qui auront miser sur le "niveau de formation".