4.1.3.5.1. EFFET GENERATIONNEL

La catégorie générationnelle est pertinente pour Nadine car elle lui permet de penser une société qui a changé dans ses modalités communicationnelles : ‘<<Je sais pas, on n'a pas du tout la même vie quoi, les mêmes bases de, la société est pas la même non plus, ...je dis pas qu'ils l'ont pas ressenti, mais ils l'ont jamais exprimé comme nous, comme moi par exemple je peux l'exprimer, dire, ouais j'en ai marre, j'ai pas envie de me lever ce matin, et tout, mais je veux dire y a des jours comme ça je sais qu'on va faire un boulot emmerdant et que y a pas toujours du boulot super quoi, des fois y a des choses qu'on n'a pas envie de faire quoi, ils comprennent pas qu'on ait, pas des revendications comme ça, mais ils comprennent pas qu'on, pour eux on a un boulot c'est déjà bien, on a une paye qui tombe à la fin du mois, c'est pas pour tout le monde pareil et bon, eux se sont jamais plaint quoi, ...je pense que eux avaient les mêmes sentiments que nous, mais je crois qu'ils l'exprimaient pas et qu'ils l'ont complètement occulté, c'est-à-dire que bon maintenant on dit les choses bon, le matin où j'ai pas envie d'aller au boulot je dis bon j'ai pas envie d'aller au boulot, je crois que eux le disaient pas, mais ils le faisaient quoi ils se levaient le matin, bon au boulot>>.’ L'ère communicationnelle s'est imposée à l'ensemble des sphères de la société, jusqu'aux relations les plus privées. Il faut aux travailleurs faire preuve de compétences relationnelles, il faut aux parents communiquer davantage avec leurs enfants, ...la société toute entière est sous l'emprise du règne communicationnel. Le travail, ou plutôt <<le boulot>> n'était pas moins une contrainte auparavant qu'aujourd'hui, mais cette contrainte ne s'exprimait pas, comme ne s'exprimaient pas beaucoup de sentiments, dans une société où prédominait le règne du silence sur celui de la communication.

Comme le notait Jean ROUSSELET en 1974 : ‘<<Quand la plupart des travailleurs, quel que soit leur rang dans l'échelle sociale, semblait être à peu près satisfaits de leur statut professionnel (...) c'est probablement qu'ils n'étaient pas encore en mesure d'en concevoir un autre. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui, et c'est parce que les effets du progrès en matière d'information s'ajoutent à ses conséquences purement technologiques que ce qui était hier encore tolérable dans la plupart des modes de travail commencent subitement à ne plus l'être.>>’ 245. Cette révolution communicationnelle à laquelle il faisait déjà référence au début des années 70 pourrait bien en effet expliquer en partie des difficultés croissantes, non seulement chez les "jeunes" mais dans l'ensemble de la population, à accepter des situations de travail d'autant plus mal vécues que de nombreux signaux sociaux tendent à laisser penser que la valeur "travail" n'est plus socialement posée comme la condition de la réussite.

Beaucoup de jeunes socialisés durant leur parcours scolaire à "l'équivalent-travail" comme condition de leur réussite, scolaire donc sociale, auront vécu le désenchantement d'une relation travail-réussite qui n'aura pas fonctionné. Insignifiante pour expliquer leur échec, cette relation travail-réussite aura perdu toute valeur. Et lorsque l'environnement social viendra corroborer ce sentiment diffus issu de l'expérience individuelle que le travail n'est pas la clé de la réussite sociale, les <<boulots>> proposés seront d'autant plus difficiles à accepter qu'ils n'apporteront bien souvent ni prestige social, ni compensation financière.

Il sera alors tentant de se laisser entraîner au rêve du Loto, à l'illusion du joueur de foot millionnaire, aux mirages du trafic de drogues, ou pour les plus riches aux espoirs des placements financiers. Car ce sont bien ces "signaux" sociaux de la réussite que la société communicationnelle de cette fin de siècle tend à promouvoir, en contrepoint d'une armée croissante de salariés exclus du marché du travail.

Alors même que la société du chômage s'impose en France depuis vingt ans, le travail ne semble pas s'être constitué comme un impératif acceptable à n'importe quelles conditions. Nadine, comme l'ensemble des jeunes rencontrés, malgré la menace du chômage et de la "précarité" professionnelle, ne considère pas que la stabilité d'emploi et la garantie du revenu puissent suffire à satisfaire ses attentes professionnelles. La menace permanente du chômage n'a pas asservi les individus à la contrainte aliénante du travail, et pour ce qui est des "jeunes", il semble bien qu'ils restent porteurs d'exigences et de revendications inaliénables à la seule nécessité alimentaire du travail.

Notes
245.

p 170