4.1.3.5.2. PLAISIR COMME ROUTINE

Mais les préoccupations de Nadine ne sont pas de l'ordre d'une réussite financière, même si elle nous l'a dit précédemment elle place au deuxième rang de ses priorités le salaire. Ce qui la préoccupe davantage est de pouvoir parvenir à concilier l'inconciliable, le travail et le plaisir : ‘<<C'est vrai que, est-ce qu'on rêve un peu trop, est-ce qu'on n'a pas envie d'avoir le beurre et l'argent du beurre, c'est-à-dire on n'a pas envie d'aller au boulot et en plus de s'y plaire, parce que bon le travail dans le dictionnaire c'est pas marqué plaisir quoi, c'est dire...les jeunes sont peut-être un peu plus blasés aussi, y a pas, de vouloir travailler en rigolant, en se tournant les pouces, en même temps, se tourner les pouces toute la journée, ben y a rien de plus chiant hein, franchement aller au boulot pour s'em... pour rien faire, franchement alors ça, ça non plus, quand je sais que dans la journée je vais avoir une demi-journée à tuer ou quelque chose qui me fait pas plaisir, à la limite je préfère crouler sous le boulot, on voit pas l'heure passer, c'est beaucoup moins embêtant, on a peut-être envie de faire du boulot qui plaît, en même temps du boulot qui plaît y doit pas y avoir énormément de gens qui font du boulot qui leur plaît, enfin j'y crois pas trop>>.’ Nadine tente de comprendre cette difficulté, qui lui semble être le propre de cette jeunesse dont elle se revendique, à accepter le travail comme une contrainte nécessaire. Explorant, par la mise en mots, des pistes d'explications à ce "rejet" du travail que semble partager la jeunesse, Nadine ne parvient pas à dégager des pistes explicatives pertinentes, si ce n'est dans les termes d'un rêve inaccessible.

Face à ces contradictions insurmontables, Nadine va se plier à l'acceptation d'une réalité qui la contraint mais qu'elle se doit d'accepter, comme ses parents avant elle, comme la plupart de ses congénères aujourd'hui, et à laquelle elle ne voit pas d'autres issues qu'une passive soumission. ‘<<Mais bon c'est comme ça, c'est vrai qu'il faut prendre sur soi, faut faire avec, faudra que ça dure tant d'années, je me dis que y aura certaines semaines ou certains matins, ben je me dis que je râlerai encore pendant quarante ans, parce que je sais que se lever tous les matins pour se dire super je vais au boulot, je crois pas que ça va m'arriver souvent quoi, des fois c'est même pas vis-à-vis du boulot, c'est le fait de se lever, parce qu'on a envie de dormir, parce que telle chose, quoi, c'est même pas vis-à-vis du boulot qu'on se dit "ah ouais non j'ai pas envie d'y aller c'est nul c'que j'fais", c'est pas toujours ça, c'est même pas souvent ça, c'est dire "ah lala faut se lever ce matin j'ai pas envie d'y aller" quoi c'est tout...>>’ ; une fois encore Nadine vient nous dire toute la difficulté qui est la sienne d'adapter son rythme biologique au rythme professionnel que le temps de travail lui impose.

Complainte récurrente, et quasi obsessionnelle, la perturbation de son temps biologique que constitue l'adaptation à un temps de travail socialement construit, va amener Nadine à penser d'autres rapports au temps de travail. ‘<<Matériellement, je peux pas ne pas travailler, enfin oui, c'est quelque chose que non, je vois pas comment je pourrais faire, mais c'est vrai que je me dis que peut-être que les gens qui ont un autre système de vie, qui sont un peu hors-système, ouais, marginal, c'est-à-dire qui, bon j'connais pas énormément de gens, des fois, on entend dire par des amis que untel travaille six mois, pis que six mois c'est pas qu'il fait rien, mais il profite un peu de son argent, c'est vrai que c'est quelque chose qui fait envie parce qu'on se dit, moi je travaille 365 jours sur 365, enfin exceptées les vacances, ça fait le ronron qui use, moi l'habitude un peu me fait peur, dans tout d'ailleurs, mais le ronron quotidien, des fois me met un peu les boules je dois dire, c'est un peu angoissant de se dire ben pendant tant d'années je vais faire telles choses, je vais me lever à telle heure, je vais avoir les vacances, après les vacances ça sera la rentrée, c'est quelque chose qui me fait, qui m'angoisse pas terriblement, mais j'y pense assez souvent quoi, j'me dis quand même travailler pendant quarante ans, se lever tous les jours à telle heure, pfou, ça me fait peur>>’ ; comme Christine, Béatrice ou Nagette, Nadine va évoquer la marginalité "professionnelle" de certaines personnes comme issue à un système social qui ne lui convient pas, non pas parce que comme Christine elle s'en sent exclue, mais parce que ce système social ne respecte pas son rythme, qui aurait besoin non pas de régularité, mais d'irrégularité.

Nadine voudrait pouvoir se protéger du fléau "dépassionnant" de la régularité, de cette régularité sécurisante qui s'inscrit dans la logique de stabilité après laquelle courraient plus de trois millions de chômeurs.

Une fois encore, avec Nadine, les catégories qui définissent socialement la "précarité" professionnelle - instabilité, irrégularité - ne constituent pas nécessairement des catégories problématiques, bien au contraire. Il est bien évidemment plus facile de rêver d'instabilité et d'irrégularité quand on est fonctionnaire que lorsque l'on est demandeur d'emploi, mais nous le verrons ultérieurement la situation de salarié "stable" ne suffit pas à expliquer ces revendications.