4.1.3.6.3. EN RETARD

Nadine va poursuivre son récit en évoquant une fois encore un rapport au temps problématique : <<J'ai commencé à travailler j'avais 20, 22 ans à peu près, là j'ai 27 ans, bon je sais je les fais pas, je fais très, assez jeune, c'est peut-être ça aussi, non mais c'est vrai, bon moi j'essaye d'avoir une espèce d'autocritique sur moi et je sais que je suis pas complètement mature, j'espère que ça se fera sur le tas, mais, c'est vrai que quand je compare avec des collègues qui ont sensiblement le même âge, et qui, et ça je pense que ça fait partie, c'est tout un truc à revoir sur, sur sa personne, système d'éducation familiale, caractère prédominant, etc, quoi, moi je suis assez consciente de mes faiblesses, de mes capacités, je sais que mon caractère malheureusement fera toujours que j'arriverai pas au stade que les gens de mon âge quoi, qui sont déjà, qui ont des situations familiales, qui arrivent à assurer des tas de choses, qui, bon parfois ont des postes hyper importants>>. Nadine nous fait part du décalage temporel qu'elle vit par rapport à son environnement, et comment elle se construit en conséquence comme jeune femme pas <<mature>>.

La catégorie temporelle vient une fois encore se constituer comme catégorie justificative d'une souffrance ; souffrance de la différence, d'une difficulté à s'adapter au temps social du travail, comme au temps social familial. Nadine est une <<jeune>> qui préférerait flemmarder au lit le matin plutôt que d'aller travailler, alors que les "signaux" sociaux lui imposent l'image d'une femme "active", mère de famille, qui court après le temps.

Nadine n'est pas parvenue à incorporer le temps social dominant, alors même que l'ensemble du processus de socialisation primaire, tant familiale que scolaire, aura contribué au bon déroulement de ce processus d'intériorisation. C'est alors un processus de défense contre l'imposition d'un modèle social et familial vécu comme problématique qui s'est mis en place, autrement dit un processus de résistance à la domination, qui aura aboutit à ce que Nadine se pense comme ne pouvant accéder au même <<stade>> que les autres.

Poursuivant, Nadine va tenter de justifier sa situation, qu'elle vit comme problématique, dans les termes d'une différence qu'elle se fait fort d'assumer pleinement : <<En même temps c'est pas pour ça que j'ai envie de changer, je veux dire, je vois très bien que, telle personne, au même âge que le mien, peut avoir une très très bonne situation, avec des responsabilités familiales x ou y mais, moi ça me donne ni envie de changer, je pense que les choses évolueront comme elles doivent évoluer, bon ben j'serai disons pas en retard sur les autres, c'est pas une question de retard, c'est une question de caractère qui est peut-être plus lent à se former, bon c'est vrai je suis encore chez mes parents à 27 ans, est-ce qui faut pas se poser de questions, est-ce que bon, faudrait pas que je prenne mon indépendance, en même temps, je suis bien, je rentre à midi, je mets les pieds sous la table, ça c'est tout un truc à revoir sur ma, j'en suis parfaitement consciente mais, moi à la limite, c'est pas que je vis très bien avec mais, je rame pas pour payer mon loyer, je veux dire, je me fais des plaisirs que d'autres se font pas, alors bon donc, je vois pas pourquoi j'en changerais>>. Nadine, contrairement à Christine, Nagette, Béatrice, Sophie ou Cyril, mais comme Sandrine B, Sylvain, Johan, Makram, Soufiane, Sami et Vincent, n'aspire pas à son indépendance, alors même qu'elle est salariée, fonctionnaire, avec des ressources mensuelles garanties.

Le discours dominant qui s'est imposé sur la problématique sociale de la "précarité" professionnelle des jeunes tend à construire le maintien des jeunes aux foyer parental comme conséquence négative de situations professionnelles "précaires" qui empêchent les jeunes d'accéder à leur indépendance. Nadine vient illustrer à sa façon que la relation de causalité entre "précarité" professionnelle et maintien au foyer parental n'est pas aussi simple.

Ce n'est donc pas faute de stabilité professionnelle que Nadine n'aspire pas à son indépendance, mais plus sûrement parce que l'indépendance serait synonyme de sacrifices qu'elle n'est pas prête à assumer. Le maintien au foyer parental permet, pour reprendre ses termes de profiter <<du beurre et de l'argent du beurre>>.

Si de nombreuses interprétations sont possibles en termes d'"immaturité", telles que Nadine se les réapproprie, il est également possible d'expliquer ce "refus des responsabilités" par l'insignifiance à ses yeux d'un modèle social dominant qui ne correspond pas à son système de valeurs. Quitter le foyer parental, parce qu'elle est professionnellement indépendante, ne prend peut-être pas sens pour Nadine élevée dans un milieu social où le départ du foyer parental concorde encore bien souvent avec la vie en couple et la création d'une autre cellule familiale.

Le modèle d'indépendance pré-maritale des jeunes, filles et garçons, de la "classe moyenne", s'est constitué comme modèle dominant au cours des vingt dernières années, sans pour autant s'être imposé comme modèle légitime à l'ensemble des groupes sociaux et culturels. C'est imposer un regard ethnocentrique sur la question de la "précarité" professionnelle des jeunes que de la constituer en variable explicative du maintien au foyer des jeunes confrontés à des difficultés d'insertion professionnelle, qui dans leur majorité n'appartiennent pas à cette "classe moyenne" qui s'est érigée en modèle dominant.

C'est alors en termes de <<retard>>, puis de <<caractère>>, que Nadine tentera de donner sens à ce décalage "social" par rapport au modèle dominant, reprenant ainsi à son compte les catégories justificatives dominantes de la différence.