4.1.3.7. PORTRAIT D'UNE "ARTISTE"

La Mission Locale se sera révélée pour Nadine une rencontre éphémère mais signifiante. Elle n'aura rencontré la conseillère en insertion de la Mission Locale qu'une seule fois, mais les orientations proposées l'auront confrontée à une succession d'échecs qui se seront constitués comme signifiants dans son parcours d'insertion.

La Mission Locale sera très peu évoquée par Nadine, car son parcours d'insertion ne s'est pas construit dans une relation de proximité avec cette structure d'insertion.

Toutefois, comme Latifa, Nagette et Said, Nadine aurait souhaité un "accompagnement" des professionnels de l'insertion auprès des entreprises beaucoup plus que de simples "conseils". Et ce très probablement, car les orientations proposées par la Mission Locale auront confronté Nadine à des échecs qui seront venus prendre sens et se constituer comme révélateurs de logiques d'échecs préexistantes.

Les recherches de formations, d'emplois et de contrats en alternance proposées par la Mission Locale auront révélé à Nadine l'inadaptation de ses aspirations aux possibles du marché du travail, et mis en évidence un "handicap" communicationnel préjudiciable au bon déroulement des démarches de recherche d'emplois.

Ainsi, socialisée aux apprentissages "pratiques" plutôt que "théoriques", Nadine aura par deux fois été recalée dans les filières générales et théoriques de l'enseignement scolaire puis universitaire. Terminant son parcours de formation initiale sans véritable qualification professionnelle, Nadine sera confrontée à un marché du travail qui, dans le secteur désiré, valorise davantage les compétences pratiques que théoriques, pour lesquelles il semble qu'elle ait eu davantage "d'aptitudes", mais que son parcours scolaire ne lui aura pas donné l'opportunité de concrétiser.

à cette difficulté, viendra s'ajouter un "handicap" communicationnel lié à une socialisation familiale davantage orientée sur la non-communication que sur la communication, et qui se révélera "handicapante" dans la société communicationnelle qu'est devenue la société de cette fin de millénaire. Rechercher un emploi dans les années 1990 c'est pouvoir mettre en oeuvre des capacités d'exposition de soi qui relèvent de capacités communicationnelles qui ne vont pas de soi mais s'inscrivent dans un processus de construction de la personne pensée comme personne "communicante".

Comme Latifa, Cendra, Nagette et Annie, Nadine aura souffert de difficultés à "se parler", à <<se vendre>> dira Nadine, et c'est pour cela qu'elle construira ses reproches en direction de la Mission Locale dans les termes d'une trop faible prise en charge.

La "précarité" professionnelle aura été expérimentée par Nadine dans les termes d'un Contrat à Durée Déterminée et d'un Contrat Emploi Solidarité. L'un comme l'autre n'auront pas été perçus, dans l'a posteriori que constitue ce travail de reconstruction, comme "problématiques" du fait de temporalités limitées.

Dans le premier cas, l'expérience de travail "précaire" aura été problématique en ce qu'elle aura confronté Nadine, pour la première fois, à des relations professionnelles basées sur des rapports de pouvoirs conflictuels qui l'auront déstabilisée au point d'interrompre, avant le terme prévu, son contrat de travail. Comme Christine, Cendra, Agnès, Nagette, Sandra, Fahra, Sylvain, Makram, Sami, Xavier B et Cyril, Nadine n'aura pas regretté le caractère temporaire de son contrat de travail, bien au contraire, car elle aura souffert de rapports de pouvoirs qui se seront constitués comme "problématiques" bien davantage que n'avait pu l'être la nature du contrat.

Dans le second cas, le caractère temporaire du Contrat Emploi Solidarité aura été effacé par l'enchaînement direct avec son recrutement comme titulaire dans la fonction publique, au même poste et au sein de la même municipalité. Le Contrat Emploi Solidarité se sera alors constitué comme préambule à un parcours d'insertion dans la fonction publique, et non comme expérience temporaire insignifiante.

La "précarité" professionnelle telle qu'elle est socialement construite ne se sera donc pas construite comme "problématique" dans le parcours d'insertion professionnelle de Nadine.

En revanche, la catégorie temporelle va se construire chez Nadine comme catégorie doublement problématique.

Socialisée dès l'enfance au temps social dominant de la quotidienneté et de la régularité, Nadine n'incorporera pas ce temps social qui restera pour elle un temps problématique, car un temps contraint. Ce sera le temps de l'obligation quotidienne du <<lever>> journalier qui vient perturber un rythme biologique qui ne peut incorporer ce rythme dominant inculqué pourtant dès la prime enfance. Mais ce sera également le temps de la <<routine>> qui organise le cadre professionnel, où la répétition quotidienne d'activités identiques empêche d'imaginer que le travail puisse se concilier avec la <<passion>>.

Mais le temps social dominant va également se construire comme problématique dans le parcours de Nadine car c'est aussi le temps d'un rythme social de développement qui définit des <<stades>> que les individus franchissent en fonction de critères socialement établis comme pertinents. La fin de la scolarité, l'accès à l'emploi, le mariage, la première naissance, ... se sont construits comme une succession socialement légitime d'étapes menant à l'âge "adulte". Or de plus en plus de jeunes construisent leurs parcours d'insertion sociale et professionnelle selon des chronologies et des rythmes qui s'écartent du modèle dominant encore en vigueur.

Nadine a terminé ses études il y a cinq ans, elle est fonctionnaire depuis bientôt trois ans, et à 27 ans, sortie de l'âge statistique de la "jeunesse", elle est célibataire et vit chez ses parents. Le modèle dominant d'insertion qui s'est répandu à travers la "classe moyenne" voudrait que Nadine ait pris son indépendance, puisqu'elle est financièrement en mesure de s'assumer pleinement. Ce décalage entre le temps social dominant qui lui impose un modèle d'indépendance pré-maritale et son temps social qui lui fait préférer la dépendance familiale, se construit de façon d'autant plus problématique qu'elle sort des catégories administratives de la "jeunesse", et qu'elle n'a plus dès lors de motifs légitimes pour justifier sa situation.

Le parcours d'insertion de Nadine est marquée par une lutte contre une temporalité qu'elle ne parvient pas à incorporer et qui la stigmatise comme <<immature>>.

Cette identité d'<<immature>> qu'elle s'attribue volontiers va organiser la logique d'un processus de construction identitaire marqué par un rapport problématique à la temporalité dominante.

Nadine se définit ainsi comme <<jeune>>, car cette catégorie sociale est pour elle bien davantage signifiante pour donner sens à la singularité de son parcours d'insertion sociale et professionnelle, que ne pourraient l'être les catégories de genre ou de classe. Cela lui permet ainsi de justifier une situation socioprofessionnelle marquée par une indétermination qui serait le propre de la "jeunesse".

Se définir comme "jeune" lui permet d'expliquer un rapport au travail singulier. Singulier dans le fait de refuser la temporalité du travail telle qu'elle s'impose socialement dans les termes de la régularité et de la quotidienneté, et qui empêche par là même de penser le travail comme source de plaisir. Le travail ne peut être pensé par Nadine que dans les termes d'une contrainte incontournable que même le fait d'être une "femme" ne peut lui permettre de dépasser, car l'identité potentielle de "femme dépendante" est pour elle inenvisageable. élevée dans une famille où la mère, commerçante, a toujours travaillé, et beaucoup travaillé, le travail des femmes s'est imposé comme fait "naturel", et l'alternative du statut de "femme au foyer" n'est même pas concevable.

Ainsi, comme Latifa et Christine avant elle, et comme l'ensemble des jeunes femmes enquêtées, Nadine ne s'identifiera pas à la catégorie du genre féminin, qui ne se construit pas dans la reconstruction de son parcours d'insertion sociale et professionnelle comme une catégorie significative d'une singularité, comme peut l'être celle de "jeunesse", comme pouvait l'être pour Latifa celle "d'arabe".

Bien que "fonctionnaire" depuis près de trois ans, Nadine ne s'identifie pas à son activité professionnelle dont elle a fait le choix "par défaut". Dans l'impossibilité de faire s'accorder une "identité pour autrui" d'"agent administratif chargée de la communication", et une "identité pour soi" d'"artiste", Nadine va mettre à distance cette identité professionnelle impossible.

C'est par la formation interne qu'elle met à distance cette identité professionnelle qu'elle ne peut incorporer, en se projetant dans un futur qu'elle construit comme pouvant lui permettre de faire coïncider "identité pour autrui" et "identité pour soi".

Le processus de socialisation professionnelle à la <<carrière de fonctionnaire>> se met en place d'autant plus difficilement pour Nadine qu'elle occupe un poste "atypique" au sein de l'administration où elle travaille. Cette particularité rend la mise en oeuvre du processus de reconnaissance réciproque très difficile, puisque non reconnue par ses collègues et supérieurs, ni comme "agent administratif", ni comme "professionnelle de la communication", elle ne parvient pas à se reconnaître comme membre à part entière d'un collectif professionnel porteur d'identités.

La professionnalisation va dès lors se constituer comme le moyen pour parvenir à construire une identité professionnelle reconnue. La qualification professionnelle se construit donc comme indispensable pour la formation de l'identité professionnelle.

Mais Nadine, comme Latifa et Christine, mais aussi à l'instar de Sandrine B, de Chantal, de Sandra, d'Annie, de Mériem ne réduit pas son identité sociale à son identité professionnelle. Ce n'est pas dans la sphère familiale qu'elle va investir la construction de son identité sociale, mais dans la sphère culturelle. Et c'est comme photographe "amateur", voire comme cinéaste "amateur" que Nadine construit son temps non professionnel pour donner vie à son "identité pour soi" d'"artiste" qu'elle ne peut construire professionnellement.